Testo

« Véritable prostituée de la bourbe et du carrefour » livrée à ses « fureurs utérines », « coquins qu’il faudrait traduire en cour d’assises », « égout social » : voilà un aperçu de la critique au lendemain de la création de Carmen, le 3 mars 1875. Le public de la salle Favart pouvait pourtant retrouver des conventions dont il était familier : un cadre pittoresque (au mépris de la réalité ethnographique), des éléments bouffes, des situations fortes et claires permettant des airs, ensembles et chœurs nettement caractérisés. Avec un sens stupéfiant de l’effet allié à un raffinement orchestral et harmonique éblouissant, Bizet avait troussé des mélodies qui sont maintenant universellement connues. Mais comment admettre une fin tragique, un brigadier bafouant l’uniforme et une cigarière choisissant librement ses amants ? Scandaleuse, la bohémienne l’était dans le « théâtre des familles » de la Troisième République. Le livret de Meilhac et Halévy d’après la nouvelle de Mérimée ne condamne pas Carmen – rôle taillé sur mesure pour sa créatrice Célestine Galli-Marié. La musique va au-delà : elle l’exalte. Aucune héroïne n’entre en scène de façon aussi fracassante, sur une Habanera où elle interpelle les Sévillans, Don José et le public de la salle (« si tu ne m’aimes pas… », deuxième personne du singulier dont le compositeur eut l’idée). Elle est toujours en représentation, sauf dans le solo au centre du « Trio des cartes » où elle accueille l’annonce de sa mort avec une superbe dignité. Si elle fascine tant, c’est entre autres parce qu’elle incarne la puissance irrépressible de la musique et de la danse.