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Les Théâtres. Hulda

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Les Théâtres
De Monte-Carlo, par dépêche.
Théâtre du Casino : première représentation de Hulda, opéra en quatre actes et un épilogue, d’après une légende Scandinave de Bjœrnstjerne Bjœrnson, par M. Charles Grandmougin, musique de César Franck.

Parler des tribulations des compositeurs français, obligés d’aller porter leurs œuvres à l’étranger, est devenu un lieu commun : c’est une triste histoire que nous avons souvent racontée, et que nous aurons à redire encore, car nos scènes lyriques sont insuffisantes pour la production nationale, et les directeurs parisiens se contentent aujourd’hui de recueillir la moisson des autres, sans tenir à l’honneur d’ensemencer.

César Franck, un des plus grands maîtres qu’ait produits l’art moderne, n’avait pu arriver de son vivant à la scène ; quel hasard l’y amène aujourd’hui ? C’est une légende qu’il faut raconter.

M. Gunsbourg, directeur du théâtre de Monte-Carlo, voulait donner cet hiver un ouvrage nouveau, ainsi qu’il le fait tous les ans. Il alla trouver l’éditeur Choudens, qui a en portefeuille vingt opéras inédits de compositeurs français. Le nom de César Franck fut prononcé : la partition d’Hulda fut exhumée. M. Gunsbourg emporta le manuscrit et se fit jouer l’œuvre... jusqu’à ce qu’il la sût par cœur. Il l’admirait chaque jour davantage, mais, craignant les illusions de l’homme qui vient de faire une découverte, il voulut avoir un avis sûr.

Le théâtre de Monte-Carlo possède un chef d’orchestre d’une rare valeur et d’un esprit musical très moderne : c’est M. Jehin. M. Gunsbourg lui confia la partition d’Hulda, le priant de la lire et de lui dire son impression. Au bout de huit jours, M. Jehin renvoyait le manuscrit avec ces seuls mots : « C’est une œuvre magnifique ! »

M. Gunsbourg retourna alors chez M. Choudens qui, presque aussi étonné que ravi, apprit que l’ouvrage de César Franck allait être représenté à Monte-Carlo. La partition fut gravée à grands frais, des artistes de renom furent engagés, la distribution des rôles — fort nombreux — fut arrêtée, on se mit aux études — qui furent difficiles — et, ce soir, la première œuvre théâtrale du chantre des Béatitudes a été entendue.

Le monde musical doit d’autant plus se féliciter de l’initiative de M. Gunsbourg en cette circonstance, que l’idée de monter Hulda ne serait jamais venue à un directeur de l’Opéra.

La presse musicale, qui n’hésite pas à se mettre en voyage lorsqu’une œuvre lui est signalée au loin, était largement représentée à la première de César Franck. Nous avons rencontré parmi nos confrères : MM. Ernest Reyer, du Journal des Débats ; Tiersot, du Temps ; Bruneau, du Gil Blas ; Léon Kerst, du Petit Journal ; Henri Bauer, de l’Écho de Paris ; Regnier, du Journal ; E. Stoullig, du National ; Leborne, du Monde artiste ; Corneau, du Jour ; Bourgeat, de l’Entr’acte et de l’Univers illustré ; un représentant de l’Illustration. Nous avons aussi aperçu dans la salle MM. Albert Cahen, compositeur ; Victor Capoul, le dessinateur Henri Meyer, Paul et Antony Choudens, Messager, Pierre Ganne, Mmes Séverine et Simonnet, les représentants du New-York Herald et d’un journal de Vienne, M. et Mme Georges Franck, fils et belle-fille de l’auteur, le Dr Brissaud, etc.

LL. AA. SS. le prince et la princesse de Monaco assistaient au spectacle.

Le poème d’Hulda a été tiré par M. Grandmougin d’une légende du Nord assez confuse, mais qui ne manque pas de couleur ni de grandeur. Il y eût fallu plus d’explications, mais César Franck n’étant plus là, il n’a pas été possible de pratiquer les quelques remaniements qui en eussent augmenté la clarté et l’intérêt.

La scène se passe vers le onzième siècle, en Norvège. Dans un village de la côte, Hulda et sa mère attendent le retour du chef de famille, parti en chasse ; son retard les inquiète : elles craignent qu’il n’ait été victime des Aslaks, ennemis de leur tribu. Elles prient, anxieuses. Des voix furieuses retentissent : ce sont précisément les Aslaks qui envahissent le village. Le farouche Gudleik, leur chef, et ses quatre frères pénètrent dans la demeure d’Hulda et l’arrachent à sa mère.

Au deuxième acte, une année s’est écoulée. Gudleik, malgré ses frères, veut épouser Hulda. Tout se prépare pour les noces, dans le palais des Aslaks. Mais Hulda aime un chevalier de la cour, Eiolf, que sa beauté a impressionné et qui est prêt à abandonner pour elle la jeune Swanhilde, sa fiancée. Au milieu des divertissements guerriers de la fête, Eiolf est provoqué par Gudleik ; les deux hommes combattent avec de larges épées à deux mains, et ce jeu ne réussit pas à Gudleik, qui reçoit une large estafilade et succombe.

Le troisième acte consiste en une longue scène d’amour nocturne entre Hulda et Eiolf, scène admirablement conçue et développée par le musicien. Le quatrième acte s’ouvre par un merveilleux ballet allégorique, la lutte de l’Hiver et du Printemps, danses des Elfes et des Ondines, se terminant par la victoire du Printemps, qui chasse les frimas, fait reverdir le feuillage et voit resplendir le soleil. Mais la saison nouvelle a réveillé l’amour d’Eiolf pour la jeune Swanhilde. Hulda, désespérée, furieuse, fait assassiner le chevalier par les quatre frères Aslaks, puis se précipite dans la mer.

Le drame se termine forcément là : tous les principaux personnages sont morts.

La partition relève singulièrement ce livret incohérent. Dans l’œuvre de César Franck, tout, au contraire, est construit dans une ordonnance solide, avec une impeccable maîtrise et la sévère tenue d’un style superbe.

Il en est des compositions de Franck comme de celles de quelques-uns des grands classiques : à la lecture l’œil se réjouit de leur belle architecture, de la savante condensation des idées, de la riche invention des développements ; mais on peut se demander si l’audition donnera à la foule une jouissance égale à celle que procure l’écriture. Or Franck, comme Sébastien Bach, grandit à l’audition dans des proportions inattendues ; il captive, charme, séduit et s’élève par une progression saisissante à des hauteurs que le lecteur n’avait pas soupçonnées. On a eu la preuve de ce fait, il y a deux ans, lorsque M. Colonne fit entendre les Béatitudes dans leur intégralité, au Châtelet. On craignait que la longueur et la gravité de l’œuvre fatiguassent l’attention et nuisissent à l’effet ; c’est le contraire qui eut lieu : l’intérêt s’accrut plus l’exécution avançait, et la dernière page sembla arriver trop tôt.

Il en a été de même pour l’opéra que nous venons d’entendre. Au premier acte, qui est d’ailleurs fort court, la prière véhémente d’Hulda et de sa mère tranche sur les teintes sombres de la symphonie. Le deuxième acte est plus mouvementé. Après la scène dans laquelle la mère des Aslaks tente de ramener la concorde parmi ses fils, vient un monologue d’Hulda, que le librettiste a longuement développé et que le musicien a peut-être trop scrupuleusement suivi. Mais l’intérêt grandit au « Chant des épées », chœur dansé et mimé, puis à la scène du duel, et une magnifique explosion termine le finale de la mort de Gudleik.

La scène d’amour, qui forme le troisième acte, est une admirable page de tendresse, de passion, dialoguée entre les voix et l’orchestre ; scène bien souvent refaite, mais que le maître a su rajeunir par la sincérité et la chaleur de l’accent qui lui est propre. Enfin, le ballet du quatrième acte sera, croyons-nous, le point lumineux de cet ouvrage. Il constitue à lui seul un petit drame dont César Franck a suivi les caprices avec une richesse d’imagination, une variété de coloris, une abondance d’effets symphoniques qui n’ont peut-être jamais été atteintes dans aucun ballet.

On ne peut prévoir quel sort attend la partition d’Hulda, mais, quoi qu’il arrive, le ballet allégorique de César Franck restera.

L’appréciation d’un critique ne saurait s’étendre à toutes les parties d’une œuvre et reste forcément incomplète après une première exécution. Mais, ce soir, l’émotion et l’enthousiasme du public ont justifié une fois de plus ce que nous disons plus haut de l’effet des œuvres de César Franck à l’audition.

La représentation de Hulda a été une suite d’acclamations pour les belles pages dont cet ouvrage est rempli. La grandeur de la conception, l’élévation du style, la force de l’accent dramatique, la richesse incomparable des développements symphoniques ont été unanimement admirées.

L’interprétation a d’ailleurs répondu à ce que l’on attendait des artistes d’élite auxquels elle était confiée. Mme Deschamps-Jehin a trouvé, dans le rôle de Hulda, la plus belle création qu’elle ait faite jusqu’à ce jour. Le rôle est colossal et passe par toutes les nuances de la tendresse, de la passion, de la jalousie. Mme Deschamps-Jehin l’a rendu avec une puissance dramatique qu’elle n’avait jamais atteinte, et sa splendide voix a fait ressortir tous les effets d’une composition pour laquelle aucune autre n’aurait pu suffire. C’est un triomphe qu’elle y a obtenu.

M. Saléza avait eu à Paris la partition de César Franck entre les mains ; curieux d’art comme il l’est, il l’avait lue et étudiée. Se trouvant actuellement en séjour dans le Midi, c’est par circonstance et presque à l’imprévu qu’il a chanté le rôle du chevalier Eiolf. Par son organe qui se développe de jour en jour, par sa chaleur communicative et son jeu expansif, il y a produit une sensation profonde.

M. Lhérie, qui créa le rôle de José dans Carmen, de ténor est devenu baryton, mais il est resté l’artiste habile et scrupuleux que les Parisiens ont connu. Il tient dans l’opéra de Franck le personnage de Gudleik avec une superbe autorité.

Mme d’Alba chante le personnage un peu effacé de Swanhilde. Mais, par sa délicieuse voix et son goût, elle lui donne de l’importance. On a regretté de ne pas l’entendre davantage. Nous citerons encore mesdames Mounier Risler et Signa ; M. Fabre, voix de basse magnifique ; MM. Borie et Desgoria, tous consciencieux interprètes de rôles secondaires.

Nous ne saurions adresser de trop vifs compliments à M. Jehin, le chef d’orchestre, pour la belle exécution qu’il a obtenue d’un ouvrage d’aussi vastes proportions et aussi compliqué que l’est celui de César Franck, en un temps aussi limité que celui qu’on consacre aux études d’un opéra dès qu’on sort de Paris.

Le ballet, nous l’avons dit, tient une large place dans Hulda. Les deux premières danseuses, Mmes Zucchi et Bella, qui, paraît-il, n’avaient jamais paru ensemble sur aucune scène, ont été ce soir toutes deux également admirées. Il nous serait difficile de dire quelle est la plus séduisante de ces artistes éminentes et, faisant comme le public, nous les mettons de pair.

Les décors sont ordinaires ; mais les costumes, très originaux, ont beaucoup de caractère. La mise en scène a été réglée par M. Gunsbourg avec la rapidité et la décision que cet actif directeur apporte à tous ses actes, ce qui ne l’empêche pas d’être juste, claire et intéressante.

Elle nous donne l’occasion de féliciter une fois de plus l’homme d’initiative auquel on doit la splendide représentation à laquelle nous venons d’assister.

Moralité. — On prête aux directeurs de l’Opéra l’intention de monter l’hiver prochain Tristan et Iseult. Après le triomphe de ce soir, c’est Hulda qu’il faut jouer. La gloire de Wagner est désormais de celles qui peuvent attendre. On saura gré à l’Opéra d’avoir préféré à l’ouvrage allemand un chef-d’œuvre français.

Charles Darcours.

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(1822 - 1890)

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date de publication : 25/09/23