La Vraie “Butte” Montmartre
On s’instruit tous les jours. Je croyais connaître Montmartre ; mon ami Aristide Bruant, le chansonnier populaire, s’est chargé en quelques heures de me prouver que j’ignorais les plus surprenantes beautés de cette « Mamelle du Monde », comme l’avait si drôlement baptisé feu Rodolphe Salis, seigneur de Chat-Noirville. Je reviens émerveillé de notre excursion en un Montmartre à peu près insoupçonné des Parisiens ; un Montmartre sauvage, agreste, raviné, sylvestre et qui n’a rien – absolument rien – de commun avec le Montmartre des beuglants truqués à l’usage des étrangers nostalgiques.
Depuis toujours, j’aime l’âpre talent de Bruant. Dans la rue, les Chansons de route constituent, des œuvres qui resteront. Ce ne sont certes pas recueils de romances à l’usage des petites filles dont on coupe le pain en tartines, mais tous les amoureux d’art admirent ces chansons remplies de colères, de cynisme, de violences, mais débordantes aussi de pittoresque observation, d’indulgente pitié aux misérables. Oh ! certes, Bruant ne mâche pas ses mots : il fait parler leur langage vrai aux tristes héros qu’il met en scène : costauds de Belleville, rouquines de la Butte, terreurs de Clignancourt, voyous de La Villette, trimardeurs de Saint-Ouen, « joyeux des bat’ d’Af’ »… Mais ce professeur d’argot, ce chantre des purotins, des pégriots, des miséreux, des escarpes et des « demoiselles » de Saint-Lazare a des tendresses de maman pour les petiots, les pauvres gosses qui ne mangent pas à leur faim, les infirmes, les souffre-douleur… et aussi pour les chiens errants, ces pauvres toutous qu’on voit quêter un os problématique :
… De braves, gens, de bonnes bêtes
Qu’une caresse rend joyeux,
Et dont les grands yeux bien honnêtes
Vous regardent droit dans les yeux !
C’est pour tout cela que j’aime Bruant… Fr. Coppée, qui s’y connaissait, écrivait en le présentant aux gens de lettres : « C’est un grand artiste… descendant en ligne directe et légitime de notre Villon », et ce m’était une joie d’arpenter en sa compagnie le vieux, le très vieux Montmartre qu’il habita si longtemps.
Les bons snobs n’ayant connu que le Bruant volontairement hirsute qui les recevait avec la plus parfaite grossièreté lorsqu’ils « osaient » franchir le seuil de son cabaret du Mirliton – boulevard Rochechouart – ont de lui une idée forcément incomplète… Ils venaient là-bas pour se faire eng… et ils l’étaient copieusement – j’ose le dire. Ils en avaient pour leur argent. Qui ne se rappelle ces deux salles enfumées, pleines à craquer d’un public extraordinaire, où les « rupins de la Haute » se tassaient contre les modèles, les « chahuteuses » de l’Élysée-Montmartre, les peintres des ateliers voisins, les « belles madames » affolées et ravies, les académiciens en rupture de Coupole, les grands-ducs en balade et les bohèmes impénitents. On empilait du monde jusque sur le piano, – à côté de l’ange doré – et les clients, aidant au service, passaient aux buveurs éloignés les « galopins » destinés à étancher leur soif. « Ici on ne boit que de la bière, rugissait Bruant, et de la mauvaise… Encore un “galopin” à ce sale type là-bas… Et maintenant mes enfants… au refrain !... » Et de sa belle voix de cuivre il entonnait : À Saint-Ouen ou les P’tits Joyeux… ou À La Villette…
Mais, dès que sonnaient deux heures du matin, Bruant mettait tout le monde à la porte, sifflait ses chiens, empoignait son bâton de toucheur de bœufs et, sa limousine sur l’épaule, grimpait bien vite « là-haut », 16, rue Cortot, dans son trou de feuilles, en plein bois… pour se désintoxiquer de la fumée, des hurlements des poivrots, des « galopins », de la sottise humaine… pour dormir à l’air et composer ses chansons en écoutant siffler les merles et chanter les fauvettes, dans les lilas de son « parc », – un parc de plus de 6 000 mètres !
C’est tout cela que je voulais visiter avec ce bon compagnon qui a vu et entendu tant de choses et qui sait si bien les raconter, et notre promenade paradoxale commença par le Sacré-Cœur pour finir au cabaret des Assassins… rue des Saules !
Il fait un temps tragique qui, d’ailleurs, n’est pas sans charme ; ce brouillard londonien, ce fog où nous nous enfonçons enveloppe les bicoques lépreuses d’une atmosphère de rêve ; à mesure que nous avançons, les ruelles, les masures, les arbres semblent émerger de gazes superposées.
Par la rue André-del-Sarte nous gagnons l’interminable escalier Sainte-Marie. Nous passons devant la maison haut perchée où le maître Gustave Charpentier composa ce chef-d’œuvre : Louise, et atteignons le haut de la Butte. Là, un affreux camelot, émergeant des buées, nous offre des cartes postales et des « médailles de la Basilique ». « Tiens ! le Rouquin ! s’exclame Bruant. Te voilà, affreux filou !... Je vous présente le pire voleur de chiens de la Butte… Ici, Toutou… Mais je t’ai prévenu, si tu as le malheur de toucher à Toutou, tu prendras la plus effroyable des purges… – Oh pas d’ danger, m’sieu Bruant, on les respecte vos quat’ pattes. – D’où sors-tu ? on m’a dit que tu venais de tirer deux ans d’ombre… Où avais-tu pigé ça ? — C’est parce qu’un agent m’avait vu donner un sou à un pauvre… Ça l’a épaté c’ t’ homme… ma prodigalité lui a paru suspecte… Il m’a empoigné… et aujourd’hui c’est la grande purée… Mauvaise saison pour les petites médailles… — Pas le temps de te plaindre, adieu… Donne tout de même deux cartes… – Oh ! merci, messieurs… » Et nous nous enfonçons dans le brouillard.
Longeant le Sacré-Cœur, dont les immenses murailles ont des apparences de constructions babyloniennes, nous dévalons du côté de Saint-Ouen, par de pittoresques ruelles où des moitiés de vieux puits sont encore encastrées dans des murs branlants. Nous descendons des escaliers disloqués, bordés d’iris fanés, de grands buis blancs de gel, de fusains poudrés à frimas, et nous entrons au numéro 18 de la rue du Mont-Cenis, dans un pauvre jardinet où errent des chiens maigres, où picorent des poules érupées… Des retombées de lierre voilent à demi les entrées de cave… du linge effiloqué pend, lamentable, sur des fils de fer rouillés… Ici demeura Berlioz en 1834, peu de temps après son mariage avec l’actrice Harriett Smithson sa « Sensitive », l’Ophélia adorée d’une troupe anglaise en représentation à I'Odéon. La rue du Mont-Cenis s’appelait alors là rue Saint-Denys. La maison était petite : deux pièces au rez-de-chaussée, deux au premier étage. Mais quelle vue merveilleuse ! de ses fenêtres, encadrées de vigne, le jeune ménage découvrait toute la plaine Saint-Denis jusqu’à la vieille basilique. « Je me crois à Tivoli, écrivait Berlioz à un ami… Venez donc admirer notre ermitage. » Le Maître vécut ici trois ans, écrivant ses mordantes critiques dans le Rénovateur et aux Débats, achevant Harold en Italie, composant Hamlet et Benvenuto Cellini, bâclant des romances pour le Protée, journal des Modes. Ici lui naquit un fils, le 14 août 1834. Tout fier il alla le déclarer à la mairie de Montmartre… Il y eut grande fête à l’Ermitage et les amis, Alfred de Vigny, Hiller, J. Janin, E. Sue, Chopin montèrent y fêter l’heureux événement ! Pauvre ermitage, si joyeux jadis, en quel état le voyons-nous aujourd’hui !...
Nous voici maintenant rue Cortot, venelle étonnante où les cimes d’arbres débordent de palissades et de murailles noircies par les pluies, couvertes d’inscriptions impossibles à reproduire ; c’est la « petite correspondance » des apaches et des pierreuses montmartrois… serments d’amour, serments de haine, injures envers les puissants du jour, imprécations contre les « flics », rien n’y manque… Au numéro 16, Bruant sonne, on ouvre ; nous pénétrons dans le pittoresque logis où si longtemps se lut, au haut des six marches de pierre qui y donnent accès, cette inscription : « Chansonnier populaire ».
Toute trace de l’amusante installation d’autrefois a disparu ; nous sommes dans un atelier de menuisier, rempli d’établis, de bois rabotés, de copeaux, de scies, de pots de colle… Mais le parc, l’admirable parc est intact… il s’étale devant nous dans sa sublime beauté. Le brouillard gris, formant derrière les grands arbres un épais rideau, nous bouche les vastes horizons de la plaine Saint-Ouen, mais nous voile deux ou trois hautes bâtisses modernes qui déjà montent à l’assaut de « la Butte ». Il est stupéfiant de penser que cette enclave de la forêt de Fontainebleau ou des bois de Meudon se rencontre en plein Paris ! Des arbres gigantesques, ormes, peupliers, chênes ; de longues allées de tilleuls ; des terrains vallonnés, de grandes fougères arborescentes, de hautes ciguës gelées où le givre accroche ses dentelles d’argent ; de l’herbe, des mousses comme duvetées dé sucre en poudre… un paysage de féerie d’où sortent des chants d’oiseaux,
Car les buissons barbus cachent des nids de merles
Nous descendons une suite de pentes raides, nous retenant aux branches pour ne point glisser, et d’une terrasse à moitié éboulée nous surplombons l’étonnante rue Saint-Vincent. C’est ici que travaillait Bruant… c’est ici qu’il se documentait d’après nature. Durant les nuits d’été tièdes et bleues, penché sur cette ruelle où les irréguliers montmartrois des deux sexes s’assignent volontiers de galants rendez-vous, il écoutait les personnages de ses chansons conter leurs petites affaires, vider leurs querelles de ménage, « jaspiner » ce langage vieux comme le monde, féroce, poétique, coloré qui s’appelle l’argot, que Bruant a tenté de codifier en un étonnant et savoureux dictionnaire. Tous les peintres amoureux de pittoresque ont reproduit la rue Saint-Vincent, d’autres s’apprêtent à l’immortaliser de nouveau. Le pourront-ils désormais ? Aujourd’hui, la ruelle fameuse est close à son débouché sur la rue des Saules, près du Moulin de la Galette… Les derniers orages entraînant les terres ont effondré une partie des murs de clôture.
Bruant, plus ému qu’il ne veut le dire, Bruant à qui cette verdure sauvage rappelle toute sa jeunesse est là, planté sur un tertre, mâchant une herbe, les grosses bottes enfoncées dans la terre molle, roulé dans son large macfarlane ; sa fine tête de chouan résolu, coiffée d’un énorme chapeau de feutre, se découpe – nette comme un profil de médaille – sur le brouillard… Bruant rêve à son « Mont-Martre », à ce peuple de bohèmes, de nomades, de jolies filles effrontées, de besogneux à l’insouciance ricaneuse, de « refileurs de comètes », de malheureuses créatures « dont le cœur est plus piétiné qu’un trottoir » ; à tout ce monde extraordinaire, effrayant, cynique et comique, roublard et ingénu, qu’il connaît mieux que personne… et nous nous éloignons émerveillés et pensifs pendant que Bruant fredonne :
Quand ils l’ont couché sous la planche
Elle était tout’ blanche.
Mêm’ qu’en l’ensev’lissant
Les croqu’ morts disaient qu’la pauv'gosse
Était claqué l’ jour de sa noce
Ru’ Saint-Vincent !...
Le brouillard s’épaissit de plus en plus, des becs de gaz brillent entourés d’un halo orange et bleu… Nous suivons d’étroites ruelles où le pied glisse, rappelant de temps en temps « Toutou » qui s’obstine à flâner autour des bornes… Des buées tièdes qui semblent traîner sur le sol glacé sortent des bouches d’égout.
Du bruit, des lumières, des accords de guitare… Nous voici – rue des Saules – au « cabaret des Assassins »… Rassurez-vous, aimables lectrices, l’endroit n’est terrible que par l’enseigne. Quand nous entrons la « patronne des Assassins, », très émue, s’ingénie doucement à faire avaler un peu de lait chaud à un tout petit chat dont un « sale chien » vient d’endommager la patte… Une grande salle, des bancs, des tables cirées, deux ou trois tonneaux vides, au mur des affiches, une cheminée à hotte où flambe un bon feu, et le chansonnier de la boîte – qui dans la journée est potier, – un joli homme à la barbe frisée, vêtu d’un suroît et d’un pantalon de velours, saisit sa guitare et, les yeux mi-clos, soupire en notre honneur, d’une voix veloutée… les stances de Ronsard :
Quant au Temple nous serons,
Agenouillés nous ferons
Les dévots selon la guise…
Les stances de Ronsard au « cabaret des Assassins » !...
Georges Cain
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publication date : 16/06/25