Skip to main content

Revue musicale

Category(ies):
Publisher / Journal:
Publication date:

S’il faut souhaiter la bienvenue aux artistes de talent qui entrent dans la carrière, il convient aussi de ne pas laisser partir sans un mot d’adieu ceux qui disparaissent, surtout lorsque leur talent, si remarquable qu’il fût, se restreignant dans la musique symphonique et instrumentale, n’a guère été apprécié que des artistes ou des amateurs de musique sérieuse, et n’est pas arrivé à la connaissance d’un public très-nombreux, comme y parvient si facilement l’auteur de la plus médiocre pièce représentée sur un théâtre quelconque. Une artiste de grande valeur, dont j’ai souvent prononcé le nom dans mes comptes rendus de concerts de l’hiver, et que je citais encore, il y a quinze jours, en parlant des femmes compositeurs, Mme Louise Farrenc, la plus remarquable assurément des femmes qui se sont adonnées à la composition musicale, vient d’être enlevée comme par un coup de foudre. 

Jeanne-Louise Dumont, veuve d’Aristide Farrenc, était née à Paris le 31 mai 1804 ; descendante directe de l’illustre famille des Coypel, elle était fille et sœur de sculpteurs réputés. Son père était Jacques-Edme Dumont, ancien pensionnaire de l’Académie de France à Rome, et son frère, Auguste Dumont, membre de l’Institut et professeur à l’École des Beaux-Arts, est un des premiers statuaires de l’époque actuelle. Mlle Dumont commença l’étude de la musique à six ans. Elle reçut d’abord les conseils de Moschelès et d’Hummel, puis elle apprit l’harmonie avec Reicha et épousa à dix-sept ans Aristide Farrenc, l’artiste de talent auquel on doit maints travaux d’érudition musicale, d’excellentes publications des classiques et la belle collection intitulée : le Trésor des Pianistes, monument élevé à la gloire des maîtres du clavecin et du piano des trois derniers siècles. 

Quand elle eut terminé ses études de fugue et de composition avec Reicha, Mme Farrenc fut nommée professeur de piano au Conservatoire : elle remplit ces fonctions pendant trente ans et forma un grand nombre d’excellentes virtuoses, dont plusieurs ont brillé et sont devenues maîtresses à leur tour. Sur la proposition d’Halévy, Mme Farrenc fut choisie, en 1841, pour donner des leçons à la duchesse d’Orléans ; enfin, elle initia à l’art de la composition son neveu, Ernest Reyer, l’auteur aujourd’hui célèbre de la Statue et de Sigurd. 

Mme Farrenc, en effet, a obtenu et devra garder un renom égal comme professeur et comme compositeur. Ses ouvrages témoignent d’une force, d’une richesse d’imagination et d’une science qui ne furent jamais avant elle, à un pareil degré, l’apanage d’une femme. Elle a abordé sans peur les genres les plus ardus, et y a également réussi. Ses trois symphonies, dont l’une fut exécutée au Conservatoire ; ses sonates pour piano, ses trios, quatuors, etc., sont des œuvres de valeur, aussi remarquables par l’heureux choix des idées que par la sûreté de la facture. En 1869, l’Institut décerna à Mme Farrenc le prix Chartier, destiné à récompenser les meilleures compositions de musique de chambre. 

Schumann avait apprécié dès le début le rare talent de Mme Farrenc. « Si un jeune compositeur, écrivait-il en 1836, me présentait des variations semblables à celles de L. Farrenc (op. 17), je lui ferais tous mes compliments sur les heureuses dispositions et sur la solide éducation dont ces morceaux témoignent à chaque page. Je ne fais que d’apprendre la situation du musicien, ou plutôt de la musicienne, qui est la femme du célèbre éditeur de musique de Paris, et je crains dès lors que ces lignes encourageantes parviennent difficilement à sa connaissance. Il s’agit de petites études, vives et piquantes, terminées peut-être encore sous l’œil du maitre, et qui pourtant sont si fermes de contour, si sages d’exécution, si achevées en un mot qu’elles vous tiennent sous le charme, d’autant mieux qu’il s’en dégage un léger parfum romantique. Les thèmes se prêtent â merveille aux variations, l’auteur les développe en canon et n’a même pas reculé devant une véritable fugue avec sujet, contre-sujet, etc., et pourtant on distingue partout une grande légèreté de main et une heureuse verve mélodique. »

C’est aux artistes qui connaissent le mérite de ces ouvrages, qui savent ce que valait cette artiste éminente, à lui rendre hommage de la manière la plus utile pour sa mémoire, en faisant entendre de temps à autre les créations de cet esprit si distingué, dans lesquelles les jeunes compositeurs pourront apprendre, aussi bien que chez les maîtres classiques, comment on allie le charme à la correction de la forme et la grâce à l’habileté technique. La femme a disparu, mais le professeur revit dans ses élèves et le compositeur dans ses œuvres. 

Adolphe Jullien.

Related persons

Composer, Pianist

Louise FARRENC

(1804 - 1875)

Journalist

Adolphe JULLIEN

(1845 - 1932)

Permalink