Louise Farrenc
Une femme remarquable, une éminente artiste à laquelle ses compositions et ses succès dans l’enseignement du piano avaient fait une double célébrité, vient de mourir subitement à Paris, frappée comme par un coup de foudre.
Mme Louise Farrenc était la veuve d’Aristide Farrenc, le savant bibliographe, et la sœur d’Auguste Dumont, membre de l’lnstitut, professeur à l’École des Beaux-Arts, l’un de nos statuaires les plus renommés. Son père, Jacques-Edme Dumont, ancien pensionnaire de l’Académie de France à Rome, avait occupé, lui aussi, dans notre grande École de sculpture, une place des plus distinguées, et elle descendait en ligne directe de l’illustre famille des Coypel.
Mme Farrenc était née à Paris le 31 mai 1804 ; à l’âge de six ans elle commença l’étude de la musique ; Moschelès et Hummel lui enseignèrent le piano, et c’est à ce dernier surtout qu’elle fut redevable de cette pureté de style, de cette délicatesse de doigté qui plus lard devaient caractériser si particulièrement son talent comme virtuose et comme professeur. Antoine Reicha lui apprit successivement l’harmonie, le contre-point, la fugue et l’instrumentation. Elle fit des études assez complètes pour qu’on puisse dire qu’elle eut peu de rivaux et n’eut jamais de rivales dans l’art d’écrire. Ses compositions, à part le mérite de l’inspiration et de la facture, sont des modèles irréprochables où les plus savans ne sauraient trouver ni une incorrection ni une défaillance. Voici, du reste, telle que l’a citée mon jeune et docte con frère Adolphe Jullien, l’opinion de Schumann sur une des premières œuvres publiées par Mme Farrenc :
« Si un jeune compositeur, écrivait en 1836 l’illustre maître de Zwickau, me présentait des variations semblables à celles de L. Farrenc (op. 17), je lui ferais tous mes complimens sur les heureuses dispositions et sur la solide éducation, dont ces morceaux témoignent à chaque page. Je ne fais que d’apprendre la situation du musicien ou plutôt de la musicienne qui est la femme du célèbre éditeur de musique de Paris, et je crains dès lors que ces lignes encourageantes parviennent difficilement à sa connaissance. Il s’agit de petites études vives et piquantes, terminées peut-être encore sous l’œil du maître, et qui pourtant sont si fermes de contour, si sages d’exécution, si achevées en un mot, qu’elles vous tiennent sous le charme, d’autant mieux qu’il s’en dégage un léger parfum » romantique. Les thèmes se prêtent à merveille aux variations ; l’auteur les développe en canon et n’a même pas reculé devant une véritable fugue avec sujet, contre-sujet, etc., et pourtant on distingue partout une grande légèreté de main et une heureuse verve mélodique. »
Trente ans après, Fétis, dans sa Biographie des Musiciens, pouvant juger l’artiste par l’ensemble de son œuvre, s’exprimait ainsi :
« Mme Farrenc aurait peut-être borné sa carrière à celle d’un bon professeur de piano si son mari, ardent et convaincu du mérite de ses productions, n’eût employé toute son influence pour exciter sa verve productrice et pour vaincre sa répugnance à faire entendre ses ouvrages. Et vraiment il eût été grand dommage que son talent pour la composition fût demeuré inconnu ; car il ne faut pas croire que ce talent soit resté dans les limites de celui de quelques femmes distinguées : chez Mme Farrenc, l’inspiration et l’art d’écrire ont des proportions masculines. Sa tête a la force de conception d’un maître consommé. Les meilleurs artistes qui ont exécuté ou entendu » ses ouvrages lui ont tous rendu cette justice… »
Soit qu’elle n’y fût point portée par la nature de son génie, soit qu’elle ne se sentit pas le courage d’affronter les obstacles semés sur la route, Mme Farrenc n’aborda jamais la carrière dramatique. Les fortunes rapides qui se font au théâtre par la voie des succès faciles devaient tenter encore moins cette artiste sérieuse et de bonne race, nourrie des plus saines traditions de l’art. C’est à la musique de chambre et à la symphonie que de bonne heure elle appliqua ses rares facultés, bornant son ambition à recueillir les suffrages des artistes et des amateurs de haut goût. Ses succès en ce genre eurent cependant un certain retentissement, et à plusieurs reprises on vit figurer son nom sur les programmés du Conservatoire de Bruxelles et de notre Société des Concerts. C’était un grand honneur pour cette femme modeste : elle en était digne et aurait certainement mérité, dans sa longue carrière, qu’un tel hommage lui fût rendu plus souvent. De très habiles virtuoses, des artistes en grand renom, Joachim, Sivori, Leroy, Dorus, les frères Verroust, Gouffé, Alard, Franchomme et bien d’autres lui prêtèrent cependant en plus d’une circonstance le concours de leur talent, et c’est par eux que furent révélés à un public d’élite les beautés de premier ordre de son nonetto, exécuté pour la première fois chez Érard en 1850, le charme mélodique, l’élégante facture de ses quintettes et de ses trios.
Le prix Chartier, destiné à récompenser les meilleures compositions de musique de chambre, lui fut décerné en 1861 et 1869 par l’Académie des Beaux-Arts. Ce n’est point ici la place d’analyser avec le soin que commande une tâche pareille l’œuvre entière de Mme Louise Farrenc. Et les liens qui m’unissaient à la grande artiste, resserrés de bonne heure par la reconnaissance que m’imposaient les leçons pleines de sollicitude de l’habile professeur, ne me permettent même pas, bien que j’aie tenu à parler le dernier, de dire toute mon admiration pour celle qui emporte, avec ma plus vive tendresse, mes plus sincères regrets. Tous ceux qui ont raconté sa laborieuse existence n’ont point oublié, en rendant hommage à son talent, de vanter les vertus privées de la femme, son abnégation, son dévouement à ses élèves, et la fermeté de ses convictions. Au nom de la famille de Mme Farrenc, au nom de ses nombreux amis, je les en remercie. Halévy l’avait présentée en 1841 à la duchesse d’Orléans, qui voulut bien l’agréer comme professeur de piano. Cette haute faveur et la réputation qu’elle s’était déjà acquise à cette époque lui ouvrirent les portes du Conservatoire, où elle professa pendant plus de trente ans. Les élèves se souviendront de leur professeur ; mais les œuvres de Mme Farrenc ne doivent pas vivre seulement dans le souvenir de ceux qui les ont entendues, et nous nous joignons à notre excellent confrère Adolphe Jullien pour les placer sous le patronage des éminens artistes auxquels les plus illustres parmi les symphonistes sont redevables d’une si grande partie de leur gloire et de leurs succès.
E. REYER.
Related persons
Permalink
publication date : 25/02/25