Revue musicale. Mazeppa
REVUE MUSICALE
Grand Théâtre de Bordeaux : Première représentation : Mazeppa, opéra en quatre actes et six tableaux de MM. Ch. Grandmougin et G. Hartmann, musique de Mme de Grandval.
Pour les Parisiens, en général, il ne se peut rien passer d’intéressant en dehors de Paris, surtout en matière de théâtres. Ils admettent encore qu’au-delà de nos frontières l’on puisse donner des spectacles qui vaillent la peine d’être vus, et, pour peu que vous les pressiez, il y en a bien une douzaine qui, à l’occasion, iront à Bruxelles, à Liège ou à Londres. Les intrépides poussent jusqu’à Vienne et Bayreuth ; mais ne leur parlez jamais de Marseille, de Lyon, de Bordeaux, etc. Nos chers compatriotes semblent ignorer absolument la province. Pourtant ces grandes villes possèdent de très beaux théâtres, dirigés par des hommes intelligents et d’initiative, où l’on représente les ouvrages du répertoire avec d’excellents artistes, des chœurs solides, nombreux, et des orchestres remarquables.
Ce n’est pas tout : depuis quelque temps, la province parait vouloir prendre le pas sur Paris, – exemple : Lohengrin qui a été joué dans trois ou quatre villes avant de l’être ici, – ou tout ou moins vouloir vivre de sa propre vie et, elle aussi, avoir ses « premières » sensationnelles.
On ne saurait trop encourager ces accès d’indépendance qui, avant peu, feront de ces scènes provinciales des centres artistiques de premier ordre. Nous arriverons ainsi, petit à petit, à la décentralisation musicale et dramatique, décentralisation dont les Allemands et les Italiens connaissent tous les avantages. Le devoir de la critique est donc de suivre le mouvement et d’y aider au besoin. Pour cela, il suffit de s’enfermer quelques heures dans un wagon, ce qui n’est pas bien désagréable en somme, surtout lorsque, au bout du voyage, vous entendez une œuvre telle que celle de Mme de Grandval et une œuvre remarquablement rendue.
Mazeppa, dont Victor Hugo a dit :
… Il court, il vole, il tombe,
Et se relève roi !
était, en fin de compte, un assez triste personnage. Cet hetman [sic] de Cosaques n’aurait certes pas eu l’honneur d’être chanté par Pouchkine, par Byron et par Hugo sans sa première et fâcheuse aventure. MM. Grandmougin et Hartmann nous présentent le héros juste au moment où, étendu sanglant à côté de son cheval abattu, il exhale sa plainte et sa douleur. Au loin, dans la plaine, des paysans se rendent à leurs travaux ; Mazeppa les appelle. C’est Matréna, la fille de Kotchoubey, guerrier de l’Ukraine, qui accourt. Elle le réconforte, le console et lui apprend qu’il est en Ukraine, en pays ennemi. Mais il est malheureux et par conséquent n’a rien à craindre. Le père de Matréna survient. À son tour, il invite le jeune seigneur polonais à rester auprès de lui. Mazeppa accepte et, pour se venger d’un rival cruel, il prendra les armes contre son propre pays. Justement l’archimandrite de Constantinople arrive pour bénir les glaives résolus des Ukrainiens et leur choisir un chef pour combattre les Polonais, Le chef désigné par tous est Kotchoubey. Le vieillard décline l’honneur qu’on lui offre. Il n’est plus le guerrier robuste des temps passés, son bras pourrait trahir son cœur. Il désigne au choix de ses compatriotes l’étranger Mazeppa, dans lequel une inspiration superstitieuse lui fait voir un chef envoyé par le ciel. Malgré la vive opposition d’Iskra, jeune soldat qui depuis longtemps aime Matréna en secret, les Ukrainiens jurent d’obéir à Mazeppa. Ce dernier fait le serment de sacrifier sa vie à la défense de la cause de ses compagnons.
Dès qu’elle a vu Mazeppa, Matréna l’a aimé. Le pauvre Iskra, lui, a pris pour de l’amour ce qui n’était de la part de Matréna qu’une amitié fraternelle Aussi éclate-t-elle en sanglots quand Iskra vient lui annoncer que si l’armée est victorieuse, son chef a péri dans le combat. Elle peut avouer maintenant que c’était Mazeppa, que c’était lui seul qu’elle aimait ! Mais des cris de triomphe retentissent, Mazeppa n’est pas mort et sur la grande place de Poltava les acclamations succèdent aux acclamations.
Le libérateur de l’Ukraine, le dominateur de la Pologne paraît au milieu de la foule en délire et son premier regard est pour la fille de Kotchoubey. L’amour de Matréna est partagé par le jeune guerrier. Et pendant que le peuple reconnaissant chante : « Gloire à Dieu ! » seul Iskra ne prend pas part à l’allégresse générale. Son instinct ne l’a point trompé. Mazeppa, traître à la patrie contre laquelle il vient de porter les armes, trahit déjà la vaillante Ukraine. « Amis, on vous trahit ! crie Iskra à la foule ; Mazeppa vainqueur n’est pas la délivrance, il flatte l’espérance de nouveaux oppresseurs. Mort au traître ! » Mais on n’écoute pas Iskra et Mazeppa va châtier le téméraire quand Matréna implore la grâce de son compagnon d’enfance. Le héros pardonne.
La nuit venue, Matréna accourt rejoindre Mazeppa qui l’attend fiévreusement dans le jardin de Kotchoubey. La jeune fille s’abandonne. Elle suivra partout l’aventurier qui l’a subjuguée ; tous les sacrifices, elle les consentira. Mais Iskra, fidèle à sa vengeance, part à cette heure même. Avec le consentement de Kotchoubey, il fera connaître au tsar la trahison de Mazeppa.
Dans le palais de Batourine, l’orgie bat son plein, les guerriers et les Suédois boivent à leurs amours farouches. Aux chants des femmes succèdent les danses de l’Ukraine. Matréna en splendide costume préside la fête. Mais quel est ce vieillard que Mazeppa envoie à la mort ? « Arrêtez ! crie Matréna ; mon père ne peut mourir ! » Et s’adressant à Mazeppa : « Rends-moi mon père ! Je le veux ! Je te supplie à genoux ! … » Kotchoubey ne veut ni grâce ni pitié. Il mourra en soldat. Iskra parait enfin. Le tsar connaît maintenant la trahison de Mazeppa et celui-ci est dépossédé de tout pouvoir. Abandonné des seigneurs qui l’entourent, comme du peuple, Mazeppa veut en vain résister ; maudit de tous, il s’enfuira détesté, et Matréna repoussée par son père tombe inanimée sur le sol.
Au dernier acte, Mazeppa errant depuis trois jours est venu échouer à l’endroit môme où il rencontra Matréna pour la première fois. Il ne lui reste plus qu’à mourir. Il va se frapper quand une voix arrête son bras… Est-ce la voix de la pauvre bien-aimée qu’il entend ? Oui, c’est bien Matréna qui vient vers lui, inconsciente, exhalant la dernière plainte d’une âme qui s’éteint. Elle ne le reconnaît pas d’abord. Mais, au nom prononcé par celui qui fut son amant, elle se redresse et lui crie dans un suprême effort : « Sois éternellement maudit par tout un peuple et… par moi ! » Elle chancelle, elle est morte ! Et le néant s’ouvre pour Mazeppa, ce réprouvé de l’honneur et de l’amour !
Le drame de MM. Grandmougin et Hartmann est solidement charpenté et construit sur le patron des grands opéras de Scribe. Ce n’est pas une critique, car je tiens Scribe pour un librettiste hors ligne. Leur action est mouvementée et les péripéties qui en découlent sont amenées avec beaucoup d’habileté. Les personnages ont bonne allure. Dès le début, le caractère de Mazeppa est énergiquement posé et néanmoins il n’apparaît pas aussi odieux qu’il l’est en réalité. Les auteurs ont su rendre leur héros presque sympathique, ce qui n’était point commode. Mais leur meilleure création est celle de Matréna, figure touchante et poétique qui éclaire de ses doux rayons les sombres événements auxquels nous assistons.
Aussi est-ce elle qui a le mieux inspiré Mme de Grandval. Tout ce que chante Matréna est d’un sentiment exquis. Je citerai en premier lieu la cantilène mélancolique qui se termine par un ré bémol aigu : « Quand jadis ma mère attentive », et tout le duo du jardin. Puis la chanson : « Loin de la steppe en fleurs », qu’accompagne un chœur à bouches fermées, chanson à laquelle l’altération momentanée de la note sensible donne une saveur toute particulière. On l’a bissée d’ailleurs, ainsi que la cantilène citée plus haut. Dans ce même acte, le quatrième, il y a aussi un ballet charmant. Le no 3, la danse ukrainienne, est de tous points délicieux. Et c’est instrumenté avec une ingéniosité, une délicatesse de touche remarquables. Les chœurs sont également bien traités et la musique de scène dénote un véritable tempérament de théâtre. Les récits ont de la noblesse, de l’énergie, et les grands ensembles, tels que la scène finale de la place de Poltava, ne manquent ni de puissance ni de grandeur. En définitive, Mme de Grandval, que nous appréciions déjà comme une musicienne très distinguée, n’a qu’à se féliciter de sa hardie tentative. Sa partition de Mazeppa la classe parmi les compositeurs de théâtre avec lesquels il faut compter.
M. Maurice Devriès, en dépit d’un enrouement qui lui enlevait une partie de ses moyens, s’est montré bon chanteur et a très heureusement personnifié l’aventurier Mazeppa. Le rôle d’Iskra était tenu par M. Dupuy qui a été pendant quelque temps pensionnaire de l’Opéra-Comique. Sa voix de ténor est un peu maigre, mais monte facilement, et M. Dupuy a déployé de la chaleur dans la scène où il invite le peuple à se révolter contre le traître Mazeppa. Des artistes consciencieux, MM. Silvestre et Albert, sont chargés des rôles de Kotchoubey et de l’archimandrite.
Je mets hors de pair Mme Bréjean-Graviére, une cantatrice accomplie qui possède le don de charmer et d’émouvoir tout à la fois. Elle a fait de Matréna une création supérieure. Je serais fort étonné si nous n’entendions pas cette très intéressante artiste à Paris avant qu’il soit longtemps. Elle obtiendrait autant de succès qu’à Bordeaux, ce qui n’est pas peu dire.
Les chœurs ont chanté juste et rythmé, et l’orchestre, dirigé par M. Haring, un chef plein d’autorité et d’énergie, a exécuté la partition de Mme de Grandval de manière à satisfaire les plus difficiles. Le ballet, joliment réglé et dansé par de jolies femmes, a été très remarqué et la mise en scène, décors et costumes, est d’une magnificence rare et d’un goût parfait. La représentation de Mazeppa fait grand honneur à M. Gravière, un directeur artiste comme il en faudrait beaucoup, même à Paris où il viendra quelque jour. Nous l’espérons du moins.
Alphonse Duvernoy
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publication date : 16/01/25