Chronique musicale. Le Roi d'Ys
CHRONIQUE MUSICALE
OPÉRA-COMIQUE : Le Roi d'Ys, opéra en trois actes, de M. Ed. Blau ; musique de M. Ed. Lalo [note : la partition vient de paraître chez l’éditeur Hartmann.]
Le public capricieux et changeant, qui avait accueilli si froidement et avec un tel luxe d’indifférence le ravissant ballet de Namouna, lorsqu’il fut représenté à l’Opéra, et qui avait alors décrété, en se bouchant les oreilles avec un incroyable parti pris, que M. Lalo était un compositeur diffus et peu intéressant, ce même public vient d’ouvrir enfin toutes grandes ses mêmes oreilles, cédant à l’enthousiasme qui l’a empoigné malgré lui dès les premières mesures du nouvel ouvrage d’un maître jadis dédaigné et méconnu.
À quoi tiennent ces étranges revirements qui modifient du tout au tout le sentiment d’un auditoire et font que, sans raison, d’un bout à l’autre d’une représentation, les spectateurs bâillent sans cesser de donner des marques d’ennui et d’improbation, ou clament et battent des mains en signe d’admiration et de contentement ?
C’est là un point qu’il serait malaisé de définir surtout lorsqu’il s’agit d’un musicien dans les deux cas, égal à lui-même, et que sa haute valeur artistique devait préserver d’un premier échec aussi bien que de la naïve surprise des détracteurs de la première heure, amenés à reconnaître tardivement que leur jugement s’était mépris.
Au reste, il importe peu, et le principal est que justice ait été faite.
De ce jour, M. Lalo a enfin conquis la place à laquelle il avait droit et que l’on ne songera plus à lui contester désormais.
Il convient de féliciter le directeur de l’Opéra-Comique pour le régal qu’il a offert aux amateurs avec cette délicieuse partition, et pour la part qui lui revient dans ce beau et franc succès qui va s’affirmant de jour en jour.
La légende bretonne qui a fourni le sujet du Roi d’Ys a été sensiblement modifiée, par l’auteur du poème. Seule, la submersion finale a été conservée dans la version nouvelle et encore les causes en sont-elles changées.
Voici comment les choses sont présentées dans le conte imaginé par M. Blau.
Le roi d’Ys a deux filles.
L’une, douce et bonne, vertueuse autant que jolie, Rozen la blonde, aime un guerrier vaillant et beau, Mylio, qui la veille encore combattait contre le prince Karnac et ses bandes assiégeant les murs.
L’autre, Margared, farouche et passionnée, vient de consentir à épouser le prince ennemi pour faire cesser la guerre ; mais, en secret, elle chérit elle aussi Mylio, et, au moment de marcher à l’autel, secouée par une révolte, elle reprend sa parole, et, de nouveau, le furieux Karnac rallie ses combattants et va croiser le fer avec les soldats que commande Mylio.
Cependant Rozen s’efforce de fléchir sa sœur. C’est alors que celle-ci, incapable de se contenir, lui crache au front sa haine et sa jalousie, en un aveu plein de menaces funestes et de sombres malédictions.
Sur, ces entrefaites, Mylio a battu Karnac et les siens.
Margared, hors d’elle, rejoint le vaincu sur la lande désolée, près du tombeau de saint Corentin, patron de l’antique Armor.
Elle propose au désespéré d’exterminer ce peuple triomphant, de détruire cette ville en fête, où de toute part retentissent des chants de victoire, et dans ce but elle le guidera vers les écluses fermant la digue qui protège Is contre la colère des eaux tumultueuses.
Les portes de flot ouvertes, la cité sera engloutie.
Tandis que les complices vont s’élancer pour accomplir leur forfait, saint Corentin terrible et courroucé, surgit au seuil de sa tombe, menaçant les coupables du châtiment divin, et des profondeurs du ciel la voix des angelots fait entendre des chants de repentir et de pardon.
Le miracle ne touche pas ces cœurs endurcis, et l’esprit du mal l’emporte. Margared voyant s’avancer le cortège de noce de Mylio et de sa sœur qu’elle ne considère plus que comme une rivale abhorrée, Margared ne songe plus qu’à la vengeance. Elle se précipite entraînant Karnac, et bientôt les mugissantes vagues trouvant le passage libre, s’élancent de toute part. L’inondation fait son œuvre. Ys a disparu sous les ondes. Le roi, Mylio et Rozen ont gagné des rochers que la mer vient baigner déjà.
Perdue dans un remords insondable, terrifiée en présence de l’irréparable désastre, Margared se réveille soudain, et, poussée par une force inconnue, elle se laisse tomber dans les eaux montantes, offrant son sacrifice en expiation de son crime.
À peine la coupable a-t-elle disparu que la mer cesse de mugir, et saint Corentin paraissant dans la nue, apaise l’Océan reculant et dompté.
Tel est le sujet sur lequel M. Lalo a écrit la remarquable partition dans laquelle se trouvent largement répartis les dons particuliers qui font de ce maître l’un des musiciens les plus estimés de notre époque et de notre école. M. Lalo est un coloriste merveilleux qui s’entend comme pas un à envelopper une scène de l’atmosphère musicale qui lui sied. Il compose des tableaux d’un charme délicat dont mille gracieux et fins détails viennent se fondre en un ensemble exquis.
Avec une extrême habileté de main, et une science rare et exercée, il s’entend en outre à répartir les touches énergiques et vigoureuses, dont il use avec une sobriété juste, en atteignant sans l’outrepasser l’effet souhaité. C’est une pure satisfaction que d’écouter ces pages dont rien de banal ou de vulgaire ne vient jamais ternir l’inspiration élevée et sereine, où tout est recherche délicate et art raffiné.
L’ouvrage débute par une ouverture d’un important développement et d’une belle allure. On y retrouve en un intéressant résumé les motifs typiques de la partition, savamment exposés et soutenus par des détails d’instrumentation tout à fait curieux combinés avec une science des plus attrayantes.
Le premier acte débute par une scène populaire d’une très vive et très heureuse couleur. Les clameurs de la foule entonnant le joyeux Noël, retentissent en un ensemble mouvementé que les éclats de trompettes et l’envolée des cloches piquent de fanfares et de glas pittoresquement alternés. La phrase d’un thème breton met un rapide intermède dans la chaude turbulence du chœur, puis le Noël reprend, monte et s’éteint pour faire place au duo des deux sœurs dont les phrases sombres et amères, fraîches et caressantes établissent le contraste des deux caractères de Margared et de Rozen.
Les chœur des suivantes venant chercher Margared pour la cérémonie nuptiale est, dans sa brièveté, un épisode plein de grâce mélancolique, et le duo entre Mylio et Rozen, qui vient ensuite, est plein de suavité limpide et douce.
L’entrée de Karnac et le violent refus de Margared préparent par d’énergiques accents la tumultueuse conclusion de l’acte.
La phrase initiale de l’ouverture sert de prélude au second acte, et de curieuses sonneries montant des lointains accompagnent la rêverie de Margared accoudée à l’une des fenêtres du palais. Le récit et l’air qu’elle chante ensuite sont d’une sincère et grande énergie.
La scène entre le roi, Mylio, Rozen et Margared cachée, amène un quatuor d’un bel effet, où la phrase désolée de Margared domine de son opiniâtre gémissement les autres parties. Suit le tragique colloque entre les sœurs où la passion farouche et les imprécations de l’une se heurtent à la résignation douce et consolante de l’autre. Ce contraste a été rendu avec des nuances superbes par le musicien qui a écrit cette page saisissante.
Au deuxième tableau du second acte nous avons admiré la scène magnifique du complot, lorsque Karnac et Margared méditent l’engloutissement de la cité, et la subite apparition de saint Corentin, dont la grave et imposante psalmodie, soutenue par les sombres accords du Dies iræ se détache sur le chœur angélique dont les voix enfantines semblent venir des profondeurs du ciel. C’est là une page tout à fait grande en sa superbe et magistrale simplicité.
Le troisième acte débute par un épisode d’un charme irrésistible.
C’est un tableau d’une idéale, fraîcheur que cette noce bretonne.
Sur des dessins d’orchestre d’une ingéniosité et d’une finesse extrêmes, les simples chants empruntés aux vieilles complaintes populaires se succèdent tour à tour dits par les solistes et repris par les chœurs.
Ces thèmes sont paraphrasés de main de maître, et l’habile compositeur, en les entourant des plus variés et des plus gracieux détails, leur a pourtant conservé toute, la saveur de leur native et captivante originalité. L’aubade de Mylio, délicieusement accompagnée par les instruments à cordes, la douce réponse de Rozen, tout cela est empreint d’une limpidité et d’une grâce accomplies.
Le tableau est coupé par un tragique duo entre Karnac et Margared, d’un sentiment véhément, puis vient, comme opposition, le suave échange de tendresse entre Mylio et Rozen, où des phrases d’une idéale fraîcheur se succèdent et se marient.
Dans une note d’un charme analogue, il faut citer la simple prière à l’unisson du roi et de Rozen, que l’orchestre souligne d’un dessin d’une si rêveuse tristesse. Dès lors, tout n’est plus que tumulte et que houle.
Le dernier tableau amène la sombre et désolée lamentation du peuple fuyant devant les flots hurleurs, et l’orchestre gronde et mugit accompagnant de son orageuse sonorité la phrase inspirée de Margared repentante et sa chute dans l’abîme qui conclut si tragiquement l’opéra.
L’interprétation du Roi d’Ys est fort intéressante. Dans le rôle de Margared, Mlle Deschamps a rencontré une création digne de son talent de jour en jour plus apprécié. Elle a trouvé en maint endroit de beaux accents et des mouvements fort dramatiques. Sa voix la sert à merveille et est sans cesse en progrès, Mlle Simonnet a de la grâce et du charme sous les traits de Rozen, et l’expérience lui vient. Cette toute jeune artiste est en bonne voie et ses efforts sont justement applaudis.
M. Talazac chante le rôle de Mylio dans une demi-teinte voilée et par trop discrète qui ne perdrait rien à s’éclaircir un peu. Ceci dit, rendons justice au chanteur délicat qui est toujours le favori des habitués de l’Opéra-Comique.
Nommons encore M. Bouvet, plein de chaleur et de conviction dans son rôle de Karnac ; M. Cobalet (le roi) et M. Fournets (saint Corentin), qui tiennent deux emplois fort courts avec leur talent habituel.
L’orchestre, sous la direction de M. Danbé, ne mérite à l’usage que des éloges pour la façon merveilleuse dont il a rendu les moindres détails de cette belle partition qui va prendre place enfin, après des années d’attente, au rang des rares œuvres réellement remarquables que nous ayons applaudies depuis plusieurs années.
A. BOISARD.
Note : dans ce numéro (p. 377), Le Monde illustré propose une gravure représentant le Ve tableau du Roi d'Ys.
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Édouard LALO
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data di pubblicazione : 04/11/23