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Grand Théâtre. Première représentation de Mazeppa

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Grand Théâtre – Première représentation de Mazeppa, opéra inédit en quatre actes et six tableaux, de MM. Charles Grandmougin et Georges Harmann, musique de C. de Grandval.
La salle, l’interprétation, les artistes, les décors etc.

Un opéra dû à des auteurs parisiens, – et n’ayant conséquemment rien à voir avec « la décentralisation », – exécuté pour la première fois sur le Grand-Théâtre de Bordeaux, c’est là un véritable événement musical qui pose en ce moment notre première scène en véritable succursale des théâtres lyriques de la capitale : rien de plus, rien de moins.

La salle du Grand-Théâtre présentait hier soir un aspect unique : du monde partout ! Le public des « premières » arrive toujours un peu tard, ayant son coupon dans la poche ; et puis, il est bon genre, pour certaines dames surtout, de faire une entrée bruyante au milieu d’un acte et de déranger tout le monde ; mais à partir du second tableau, il restait bien peu de places à prendre.

Je ne raconterai pas par le menu le poème lyrique de MM. Charles Grandmougin et Georges Hartmann. La chose a déjà été faite, et si les lecteurs ne connaissent pas à l’heure qu’il est les péripéties du libretto ce n’est pas faute qu’elles leur aient été narrées. Au point de vue de la facture poétique ce poème est, à notre avis, un véritable chef-d’œuvre. Comment un compositeur de talent ne serait-il pas inspiré par des vers aussi réussis et aussi remarquables ? Nous ne critiquerons pas la charpente du scénario. Qui ne sait qu’à notre époque peu, bien peu d’opéras ont été écrits sur des poèmes véritablement dramatiques, conçus sur d’émouvantes situations ! À cet égard Quinault, Sedaine et Scribe sont bien morts !... Devant un poème véritablement littéraire, où les vers lyriques et charmants coulent de source, il semble que nous n’avons pas trop à nous plaindre ! Si tous les livrets ressemblaient à celui de Mazeppa, incapables seraient de suite jugés les compositeurs qui ne trouveraient pas sur de pareils vers des mélodies adorables !

La partition… il serait trop long d’en parler aujourd’hui avec détails ; mais je ne me dérobe nullement pour cela à la tâche qui m’incombe, plus redoutable sur cette question qu’à l’ordinaire, et les lecteurs n’attendront pas longtemps d’ailleurs à cet égard. Demain, dans mon feuilleton de quinzaine, j’aurai tout loisir de m’étendre sur l’œuvre musicale de Mme Grandval. Je n’en veux dire aujourd’hui qu’une chose, une seule ; la très grande majorité des spectateurs qui l’ont écoutée hier soir avec un si grand recueillement et une si complète, une si flatteuse attention (on sait combien le public bordelais est connaisseur et capable de juger une partition nouvelle : tous les opéras de Massenet, Reyer, Wagner, Joncières, Saint-Saëns, exécutés dans ces dernières années, en sont une preuve manifeste) ; la plupart des auditeurs, disons nous, ont trouvé la musique de Mme de Grandval extrêmement remarquable dans tous tes morceaux de demi-teinte ; moins heureuse dans les grands morceaux de force où sont parfois employés des effets de sonorité aussi inutiles que fatigants. Doubler et cheviller en cuivre un chœur à quatre parties n’a guère pour résultat que de diminuer la valeur qu’il peut avoir. Cette critique faite, je m’empresse d’ajouter que tout le reste de la partition est d’une haute valeur, et que certaines pages sont absolument adorables.

L’exécution a été foudroyante, grâce à des répétitions sans nombre, à des soins tout spéciaux. M. Charles Haring a conduit l’œuvre nouvelle avec une verve, une maestria, une fougue et un tact auxquels il nous a depuis longtemps habitués, mais qu’il n’est que juste de constater une fois de plus.

Trois rôles seulement, dans Mazeppa, ont une grande importance, en ne comptant pas, bien entendu, l’élément choral et l’orchestre, presque toujours placés au premier plan. Aussi, quand nous aurons dit que M. Albert est un excellent archimandrite, que ses belles notes, pleines et sonores ont été très admirées et que, de son côté, M. Silvestre a produit une excellente impression dans le rôle de Kotchoubey, où sa voix généreuse a été extrêmement remarquée et goûtée, nous n ’aurons plus rien à ajouter sur leur compte.

En plaçant à part le compositeur, très spécialement fêté, on peut dire que les honneurs de la soirée ont été pour Mme Bréjean-Gravière. À ce sujet, tout le monde est d’accord. Très en voix, remplie d’émulation et du désir de créer avec éclat un rôle important, notre première chanteuse légère a chanté cette musique, souvent dramatique, et d’un genre nouveau pour elle, avec un talent, une bravoure, une application et une stance des effets vocaux qui lui font, en vérité, le plus grand honneur. Mais déployons la liste de ce qu’on pourrait appeler ses « étales de service ». Après avoir écouté, oh ! avec une attention et un silence qui avaient bien leur signification flatteuse, Matréna dans la Berceuse exquise du deuxième tableau : « Quand jadis ma mère attentive », les spectateurs ravis ont redemandé le morceau tout d’une voix.

De même pour la chanson russe de l’avant-dernier tableau : « Loin de la steppe en fleurs », lui, avec ses sensibles dures, est une des pages tes plus exquises de la partition. Enfin, après la scène : « Ah ! si toute pitié n’est pas morte en ton âme », il a été remis à la sympathique cantatrice un ravissant bouquet de roses naturelles enveloppé dans un drapeau russe, cadeau spécial, témoignage de haute admiration, ayant bien, lui aussi, sa délicatesse et son charme. Bien entendu, tonnerre d’applaudissements.

M. Dupuy est toujours le chanteur remarquable que l’on sait. Il a été très apprécié toute la soirée. Personne mieux que lui ne sait passer du genre demi-caractère au genre dramatique ; ce qu’il fait de sa faible voix est quelque chose d’étonnant ! Quel artiste consommé ! Au troisième tableau, il a chanté une page si remarquable : « Ô Matréna, fleur de l’Ukraine ! » avec une méthode, un goût, un style vraiment hors ligne.

M. Maurice Devriès, ou bien était hier soir en proie à un enrouement terrible et cruel, ou bien a perdu complètement le peu de voix qui lui restait. Espérons qu’il n’était qu’enroué. Il est de fait que dans tous les passages écrits dans le médium, et ils sont nombreux dans le rôle important de Mazeppa, les personnes placées aux derniers rangs des stalles, aux premières du parterre, avaient beau écouter (et toute la soirée on aurait entendu voler une mouche), aucun son, aucun, ne pouvait parvenir à leur oreille.

C’était d’autant plus fâcheux et extrêmement regrettable que M. Maurice Devriès, artiste hors ligne, chanteur impeccable et rempli de goût, a joué tout le rôle en véritable comédien. C’est une revanche à prendre si, comme nous l’espérons, M. Devriès, payant son tribut à la saison singulière que nous traversons, était seulement sous le coup d’une passagère indisposition le privant de la plus grande partie de ses moyens vocaux réels.
MM. Tauriac, Sébilieau, Sempé, Pailiassar, se piquant d’honneur, et désireux, eux aussi, de concourir à la bonne exécution dans une œuvre de cette importance, ont été excellents dans les très petits rôles qui leur avaient été confiés.

Les danses ont obtenu un succès considérable et mérité. Mlle Sampietro, dont le libretto de Mazeppa, publié à Paris, chez Calmann Lévy, a si malencontreusement altéré le nom (on lui doit bien un petit carton, si facile à imprimer), s’est élevée hier soir à une très grande hauteur et a été, elle aussi, très fêtée et très applaudie ; mais pourquoi faut-il qu’elle se soit cru permis de paraître vêtue de la simple Jupe de tarlatane, alors que toutes ses compagnes portaient des costumes appropriés à l’œuvre qu’on représentait ? Cela faisait à l’œil un effet absolument choquant. La Masurka, par Mmes Guyonnaud, Girard, Lydia, Castiglioni ; l’Ukrainienne, par Mmes Massoni et Marcelline, ont eu leur bonne part de succès. Nos confrères parisiens paraissaient fort satisfaits du ballet, réglé par M. Lamy avec ce talent et cette expérience profonde dont il nous a déjà donné tant de preuves.

Les chœurs, que nous ne reconnaissions pas hier soir, ont été bien supérieurs à ce qu’ils sont ordinairement. Eux aussi se sont appliqués et surpassés et ont droit, comme de juste, aux plus sérieuses félicitations. L’orchestre a très bien marché. « Le Grand Théâtre a décidément un excellent cor anglais » disaient certains confrères parisiens. C’est à M. Dreyfus que j’ai le plaisir de faire part spécialement de ce jugement flatteur et vrai.

La mise en scène fait le plus grand honneur à M. Nerval, et les décors, brossés par MM. Artus et Lauriol, sont de toute beauté et ont été très admirés. La steppe en Ukraine, vue, au premier acte, au lever du soleil, au dernier acte a son coucher, produit un effet saisissant. La place de Poitava, le jardin de Kotchoubey et surtout le palais de Batourine, constituent des décors splendides. « On peint bien, à Bordeaux, » entendions-nous dire pendant les entr’actes à des personnes étrangères à notre belle cité. Les costumes sont dignes de l’ouvrage, d’une richesse et d’une vérité que je dois, pour être juste, également signaler.

Après le dernier accord – un accord parfait majeur sur ut dièse, – on a demandé les auteurs, et le régisseur est venu nommer : pour les paroles, MM. Charles Grandmougin et Georges Hartmann ; pour la musique, Mme de Grandval. Le public insistant pour applaudir le compositeur en personne, Mme de Grandval s’est présentée sur le devant de la scène et a reçu du public une ovation extrêmement flatteuse, à laquelle nous nous associons de bien grand cœur.

Paul Lavigne.

Personnes en lien

Compositrice, Cantatrice

Clémence de GRANDVAL

(1828 - 1907)

Librettiste, Éditeur

Georges HARTMANN

(1843 - 1900)

Poète, Librettiste

Charles GRANDMOUGIN

(1850 - 1930)

Soprano

Georgette BRÉJAN-SILVER

(1870 - 1951)

Œuvres en lien

Mazeppa

Clémence de GRANDVAL

/

Charles GRANDMOUGIN Georges HARTMANN

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date de publication : 16/01/25