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Revue musicale. Grisélidis

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REVUE MUSICALE
Opéra-Comique : Grisélidis, conte lyrique en trois pactes et un prologue, d’Armand Silvestre et M. Eugène Morand ; musique de M. Jules Massenet. 

Cette partition de Grisélidis n’est déjà plus la dernière en date de M. Jules Massenet, car elle remonte à quelques années, et toute la tendresse du musicien se porte aujourd’hui sur son opéra dernier-né, celui qu’il compose en vue de la Côte d’azur, sur ce Jongleur de Notre-Dame, dont un livret d’universitaire lui a fourni le sujet, le cadre et qui offrira cette particularité, très particulière, en effet, de comprendre uniquement des rôles d’hommes. « J’ai fait une œuvre, disait dernièrement le compositeur à un reporter, j’ai fait une œuvre où j’ai mis tout ce que mon cœur possède d’amour, de foi et de tendresse, mais une œuvre d’art pur, d’art élevé, pour lequel j’avais rêvé un théâtre où je pourrais laisser libre cours à toutes mes aspirations artistiques sans être préoccupé des exigences, hélas ! toutes naturelles d’un public habitué à certaines formules. » Est-ce donc de l’Opéra-Comique et de Grisélidis qu’il parlait ainsi ? Nullement. C’est du théâtre de Monte-Carlo et de son cher Jongleur, dont M. Maurice Léna, professeur de philosophie au Lycée Condorcet, lui a apporté le poème et qui sera, si l’on en croit le même reporter, « le plus beau fleuron de la carrière du compositeur ». 

Eh bien ! et cette pauvre Grisélidis, comme la voilà sacrifiée et comme il apparaît ici clairement qu’elle doit avoir au moins cinq ou six ans d’âge pour que son père en tienne aussi peu de compte et ne paraisse s’occuper que du Jongleur de Notre-Dame ! Il y a dix ans juste, en effet, que cette façon de « mystère » approprié à la scène par M. Morand et rimé par Armand Silvestre, autant qu’on peut le savoir, s’est joué à la Comédie française et plut singulièrement par sa couleur mystique et son caractère légèrement archaïque. M. Massenet, qui cherche un peu l’inspiration dans tous les sens, dans le drame et dans la légende, dans la comédie et dans la féerie, eut vite discerné qu’il y aurait là, pour lui, matière favorable à jeux sonores et que les discrets accords que M. Léon, le chef d’orchestre de la Comédie, faisait entendre dans la coulisse durant certaines scènes de Grisélidis, seraient heureusement remplacés par toute une partition de gracieux contours et de nuances délicates. Or, si M. Massenet se jugeait capable d’écrire cette musique-là, MM. Silvestre et Morand, de leur côté, pensèrent qu’il était bien le compositeur propre à répartir habilement sur leur poème les chatoyantes couleurs de sa palette orchestrale et l’accord fut vite conclu. Ainsi est né l’agréable ouvrage que l’Opéra-Comique vient de nous offrir. 

Faut-il rappeler que MM. Silvestre et Morand en ont pris à leur aise avec la légende du treizième siècle dont Boccace s’est servi pour l’un de ses contes et qu’ils ont eu raison de ne pas nous faire assister aux dures épreuves que le marquis de Saluces s’avise d’imposer à sa malheureuse femme, pour éprouver chez elle à la fois l’obéissance conjugale et la constance dans le malheur ? Il la séparait d’abord de leur fille, puis de leur fils ; la répudiait aussi, la chassait, la forçait ensuite à revenir dans son château pour y recevoir une nouvelle marquise qui n’était autre que leur propre fille, et finissait, après tant de cruautés, par avouer sa supercherie en proclamant I’inaltérable et courageuse fidélité de la tendre Grisélidis. De pareilles fantaisies, si elles distrayaient les gens du moyen âge ou les lecteurs du conteur florentin, auraient paru aussi bizarres que barbares aux spectateurs de notre époque, et les deux auteurs français ont bien fait de soumettre leur héroïne à d’autres épreuves qui ne sont pas sans analogie avec celles de la légende, mais qui, du moins, proviennent de l’Esprit malin et ne rendent pas le marquis indigne, à nos yeux, des doux sentiments que lui garde Grisélidis. Dans la légende et dans le conte, au contraire, il nous exaspère au point qu’on lui souhaiterait toutes sortes de malheurs. 

Ici, Grisélidis est simplement en butte aux obsessions et taquineries du Diable, un assez bon diable, comme il le dit de lui-même, et qui se fait un jeu, sans toujours y réussir, de semer la zizanie dans les ménages. Le marquis, en revenant de la chasse un beau jour, tombe en extase devant une radieuse jeune fille, qu’il salue comme il ferait de Geneviève la Sainte, en la suppliant d’accepter son hommage et son amour. La douce Grisélidis, par un vif élan de gratitude, lui promet obéissance absolue, en qualité d’humble servante, et le seigneur emmène galamment la belle en son château, tandis qu’un pauvre paysan, du nom d’Alain, le compagnon d’enfance de Grisélidis, éperdument épris de la jeune fille, contemple avec un violent désespoir le cortège qui s’éloigne… Le ciel a béni l’union du marquis et de Grisélidis ; un fils leur est né, le jeune Loys, qu’ils entourent d’une affection sans seconde ; mais voilà que le marquis est à la veille d’aller guerroyer contre les Sarrazins. Au prieur, qui lui promet de garder sévèrement Grisélidis tant que durera la croisade, il répond par des paroles de bonté ; il entend qu’elle jouisse au contraire d’une liberté complète, tant il est sûr de la fidélité de sa femme : « Si le Diable était là, j’en jurerais encore ». « Monseigneur, me voici ! » riposte le Diable en éclatant de rire. Et le marquis, piqué au vif par le démon, a la faiblesse de consentir aux épreuves que le Malin lui propose de tenter en son absence : marché conclu, fait le marquis qui remet au Diable, en gage, son anneau conjugal. 

Le marquis est parti ; le Diable se prélasse sur terre, loin de sa diablesse de femme, Fiamina, qui se hâte de le venir rejoindre : aigre dispute, tout d’abord, et violents coups de griffes ; touchant accord, ensuite, à l’idée de tourmenter à eux deux une malheureuse femme et de brouiller de tendres époux. Le Diable et Fiamina se présentent à la marquise ; ils ont tournure d’Orientaux et viennent, disent-ils, au nom du marquis, l’anneau qu’ils exhibent en fait foi, pour ordonner à Grisélidis de céder la place à Fiamina, la nouvelle marquise. Alors Grisélidis, fidèle à son serment d’obéissance, obéit avec une résignation qui déconcerte les envoyés de l’enfer. Mais elle ne résistera pas, pensent-ils, aux atteintes de l’amour. Le crépuscule tombe, la lune se lève, et Belzébuth, appelant à son aide les malins esprits de la nuit et du rêve, attire au bord de la mer argentée la dame Grisélidis et le troubadour Alain : reconnaissance, aveux de tendresse, effusion d’amour. La marquise est sur le point de défaillir lorsque accourt son fils, qui la sauve du péril par ses innocentes caresses ; Alain s’enfuit, la mort dans l’âme, et le Diable enlève l’enfant : désespoir de la mère et grand remue-ménage au château. Mais le seigneur marquis revient de la croisade. Il rentre seul au logis, presque en cachette, tant le soupçon le harcèle, et se heurte au démon qui vient de tendre un nouveau piège à Grisélidis en l’envoyant vers le beau corsaire auquel il a remis le jeune Loys et qui ne le rendra, dit-il, que contre un baiser de Grisélidis. Le méchant diable annonce au seigneur que la marquise, le croyant mort, ne se gêne pas pour se consoler avec qui lui plaît et la première rencontre est pénible entre les deux époux qui se croient mutuellement infidèles ; mais leur tendresse et leur honnêteté ont bientôt fait de les réconcilier. Les voilà qui tombent dans les bras l’un de l’autre. « Mais où donc est Loys ? s’écrie le père. Enlevé, ravi par des pirates, répond Grisélidis. Par le diable sans doute, pense le marquis. » Et tous les deux, agenouillés, invoquent la puissante sainte Agnès ; le tonnerre gronde, les cloches sonnent d’elles-mêmes, l’oratoire resplendit d’une lumière céleste et sur l’autel apparaît sainte Agnès, qui tend Loys aux parents émerveillés. C’est alors sur la terre et jusque dans le ciel un chant d’actions de grâces universel. 

Ce livret a, sur beaucoup d’autres, le grand avantage d’émaner d’hommes possédant le sentiment du théâtre, ayant su bâtir sur cette donnée légendaire une pièce qui devait offrir au musicien (M. Massenet l’a bien compris) des situations variées, tantôt poétiques, tantôt dramatiques, d’autres fois amusantes et, passant du tendre au comique, du pathétique au religieux, du mystérieux au jovial, d’une façon très heureuse à la fois et pour le compositeur et pour l’auditeur. M. Massenet, dont la suprême habileté n’est plus à louer, s’est efforcé, par endroits, à traiter ces tableaux d’un autre âge avec une grâce aussi chaste qu’il pouvait le faire, avec une discrétion instrumentale relative, de peur qu’une violence intempestive ne fît voler en éclats ces douces figures de missel, mais il y a mis aussi une légèreté et une belle humeur dans le comique à laquelle on était loin de s’attendre. Assurément, c’est toujours du Massenet, et, dès la première plainte d’amour d’Alain, dans la forêt ; dès le premier hommage du marquis à la suave Grisélidis et l’humble réponse de celle-ci à son futur seigneur et maître, on reconnaît à n’en pas douter la marque de fabrique du « jeune maître », mais non point trop durement frappée : on la reconnaît, légèrement atténuée et comme estompée sous les douces lumières qui filtrent à travers les arbres de la forêt de Provence où la scène se déroule. Le premier acte, dans l’oratoire de Grisélidis, s’ouvre par une aimable chanson que la servante Bertrade murmure en faisant tourner son rouet ; le dialogue du marquis et du prieur s’établit sur un heureux chant des instruments à cordes et si la première apparition et les discours sautillants du Diable sont d’une gaieté passablement laborieuse, il faut applaudir à la douce émotion qui se dégage des strophes du marquis prêt à partir : Grisélidis ! auxquelles le cor joint sa plainte attristée. Enfin, lorsque les époux se sont fait de tendres adieux (à remarquer le serment de fidélité de Grisélidis accompagné par les cordes, dans le grave) et que le marquis a serré Loys sur son cœur une dernière fois, la toile tombe lentement, tandis que de lointaines fanfares se mêlent aux derniers échos des chants d’adieu des deux époux. 

« Loin de sa femme, qu’on est bien ! » chante gaiement le Diable, en respirant le parfum des fleurs, dans une légère ariette dont l’orchestre nous a servi le thème essentiel en guise d’entr’acte symphonique, « C’est une idylle, et voilà tout », dirait le vieux Frimousse du Petit Duc, et le duo qui suit entre le Diable et sa femme forme une page amusante, où le même motif traduit d’une façon comique, soit l’aigre dispute, soit le tendre raccommodement de ce ménage d’enfer. Mais voici l’inspiration la plus délicate de tout l’ouvrage : c’est la rêverie de Grisélidis, appuyée sur le balcon du château, – telle Elsa sur la terrasse du burg, – et envoyant sa dernière pensée à l’absent, dans une phrase vocale très simple, annoncée par les flûtes et doublée par le violoncelle ; c’est également la prière que Grisélidis murmure pour elle et son fils, sur un chant du violon-solo, tandis que, au loin, l’angelus sonne et que les femmes, dans l’oratoire, élèvent leur cœur vers la Vierge Marie. Avec l’arrivée du Diable et de Fiamina déguisés en Orientaux, la gaieté reprend le dessus dans un trio ingénieusement traité où la fidélité courageuse et l’héroïque résignation de Grisélidis contrastent avec les ruses, les méchants espoirs et les vives déceptions des deux tentateurs. Puis c’est au tour de la féerie : à l’évocation du Diable répondent au loin des chœurs d’esprits malins dans une gamme assez vaporeuse, mais peu nouvelle, et ces appels en forme de valse attirent le pastour Alain qui se trouve enfin face à face avec l’élue de son cœur. Ici, dans cette scène nocturne de reconnaissance et d’amour entre les deux jeunes gens, – Tristan et Iseult en Provence, –le musicien a mis tous les élans de tendresse et de passion qu’il pouvait avoir encore en réserve, non sans avoir recours au grand crescendo, à la montée de l’orchestre et des voix, dont il s’est toujours servi pour de telles situations ; mais encore y a-t-il mis, sauf erreur de ma part, plus de retenue que d’habitude et n’entend-on là ce dont je le loue aucun coup de grosse caisse, au propre ni au figuré. 

Ce deuxième acte, dans son ensemble, est le meilleur, et de beaucoup, de tout l’opéra ; mais le troisième offre encore d’agréables parties, ne fût-ce que la prière de Grisélidis à sainte Agnès et le piquant dialogue où le Diable essaye une dernière fois son pouvoir tentateur non plus sur l’épouse, mais sur la mère éplorée qui l’asperge accidentellement d’eau bénite : la scène qui suit entre le Diable et le marquis vaut le même prix, avec les mêmes dessins d’orchestre soulignant la démarche clopinante du démon. De la plainte du marquis désespéré d’avoir bravé l’Enfer, il n’y a pas grand’chose à dire, car elle est coulée dans un moule bien connu ; mais il y a de la concision dans les questions que les deux époux se posent l’un à l’autre avec angoisse ; il y a de la chaleur dans leurs fières réponses, dans le pardon mutuel qu’ils s’accordent et dans leur suprême effusion de tendresse. Mais le méchant rire du Diable a déjà troublé leur bonheur. À la pensée du cher petit Loys qui n’est plus auprès d’eux, ils unissent leurs voix dans une plainte d’où il se dégage plus d’agrément pour l’oreille que de réelle tristesse ; puis, les voici devant l’autel de sainte Agnès, à qui s’adressent leurs plus ferventes prières. Le marquis, nouveau Siegmund, se saisit d’un glaive de feu qui surgit de l’autel et lance un chaleureux cri de vengeance contre le ravisseur de Loys ; mais, au moment même où il va s’élancer à sa poursuite, un miracle ! un miracle !! Et le chant reconnaissant du Magnificat retentit de toutes parts pour monter vers le Très Haut. 

Cet ouvrage, avec ses délicats passages en demi-teinte, est certainement préférable aux dernières grosses partitions du même compositeur, Werther non compris, et nous ramène par endroits au Massenet de la première heure, au Massenet du Poème d’Avril, du Poème du Souvenir, etc., écrits déjà sur des vers d’Armand Silvestre ; de plus, il se présente à nos yeux-dans des décors d’une poésie infinie, avec une mise en scène d’une couleur exquise, qui ne laissent pas d’ajouter à l’agrément de la musique : aussi les auteurs devront-ils un beau cierge à M. Albert Carré. Quant à l’exécution musicale, où triomphe la direction si sûre de M. Messager, elle est des meilleures avec Mlle Bréval qui sait, quand il le faut, modérer sa grande voix pour le cadre restreint de l’Opéra-Comique ; avec M. Maréchal, dont le bel organe ne pâlit pas dans le rôle d’Alain, auprès de celui de sa partenaire ; avec M. Dufranne, qui prête tour à tour beaucoup de force ou de tendresse au marquis. M. Fugère est, comme à son ordinaire, amusant dans le personnage du Diable, qu’il joue et chante en vieux routier, et Mlle Tiphaine, avec sa voix aiguë, est bien la diablesse qu’il faut pour tourmenter ce diable-là, tandis que Mlle Daffetye chante avec quelque agrément la ballade avignonnaise de Bertrade la filandière : attention, s’il vous plaît, Mademoiselle, au mi final. 

Au début de la saison courante et lorsque les journaux soi-disant bien informés portaient à la connaissance de leurs lecteurs les projets formés par les directeurs de nos théâtres lyriques, ils nous promettaient pour les derniers mois de l’année 1901 au moins « trois grandes manifestations musicales »… En voilà déjà deux, les Barbares et Grisélidis, qui seront bientôt de l’histoire ancienne : attendons Siegfried

ADOLPHE JULLIEN.

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date de publication : 25/02/25