Semaine théâtrale. La Carmélite
Semaine Théâtrale. – LA CARMÉLITE à l’Opéra-Comique
Nous nous trouvons ici en présence d’un art très fin, presque subtil en certains moments, et nous le disons autant pour la musique de M. Reynaldo Hahn, d’un arôme si délicat, d’une expression si contenue et comme dissimulée sous les voiles harmoniques, que pour l’invention d’une ingéniosité menue et les vers de forme si recherchée et pourtant si pure de M. Catulle Mendès. C’est un peu là plaisir de raffiné, et dès lors il serait dommage qu’on s’y soit associé de toutes parts, de prime abord, dans une parfaite compréhension.
Cette époque du XVIIe, comme on dit dans le cénacle des « bibelottiers » et des « collectionneurs », n’est pas au sens artistique très attirante. Elle est un peu revêche dans sa grandeur, gourmée dans ses raides guipures, perdue pesamment dans ses larges velours et ses perruques massives. Les cérémonies et la pompe l’écrasent ; Corneille et Racine épiques la dominent de leur génie hautain, avec la froideur de lignes interminables des monuments classiques. Buffon n’y peut écrire qu’avec des manchettes de dentelles et Mignard y peindre sans mignardise les belles dames de la Cour que d’un pinceau solennel, dont chaque brin s’entoure de respect. La musique, c’était alors Lulli et si peu que rien Rameau. Partout le triomphe de la forme et des grandes manières.
On pouvait craindre que les auteurs de la Carmélite ne laissassent geler leur inspiration gentille, leur grâce primesautière dans tout le marbre et les glaces de cette ostentation. Mais ils ont pris le siècle au début, quand il était encore teinté en rose des juvénilités adorables d’un prince charmant de vingt ans, et des velléités amoureuses qui pointaient en son cœur à peine épanoui. Ces amours avec Mlle de la Valliére n’eurent vraiment rien à voir avec la rigidité des étiquettes qui s’introduisirent plus tard, pour les régler, jusque dans les passions ordonnées du monarque glorieux. Ce fut bien la fête de deux jeunes âmes qui s’ouvraient à la vie et qui chantèrent en même temps le doux mystère, sans que l’esprit d’intrigue et les rêves ambitieux d’une part, le rang et le sentiment des distances de l’autre, se missent de la partie pour en rompre le charme ingénu.
Cette légende, M. Catulle Mendès se l’est appropriée non pas servilement. – il l’a débarrassée même de quelques tares dont l’histoire souvent impitoyable et les chroniques scandaleuses crurent devoir la ternir – mais en l’entourant de toutes les imaginations claires ou sombres que lui suggéra sa cervelle dorée de poète et de dramaturge.
J’ai oui dire par quelques-uns de ces esprits méthodiques, qui ont la rage de vouloir tout « sérier » et de ranger choses et gens dans des catégories distinctes de genre et de talent, d’où il leur est interdit de sortir, que M. Catulle Mendès, rimeur et rythmeur assurément de haute volée, n’entendait rien aux lois (?) du théâtre et que la fable de la Carmélite, si touchante soit-elle, n’était nullement adaptée aux exigences scéniques, que les reliefs n’en étaient pas assez accusés ni les caractères assez poussés, que le musicien de son côté, auteur mondain certes d’un talent appréciable et apprécié, n’avait pas davantage le génie du « drame lyrique moderne » – on a tout dit quand on a lâché ce gros mot – que les contours de sa mélodie restaient indécis, volontairement peut-être, que son orchestre insuffisamment nourri et de dessous presque indigents affectionnait trop les tons pâles et ne tonitruait pas quand il eût fallu. Que sais-je encore ? Tout cela serait-il d’ailleurs, que je m’en inquiéterais peu. Je saurai toujours gré aux artistes qui, dans l’ornière habituelle du « théâtre » – puisque théâtre il y a – voudront bien jeter un grain nouveau et nous débarrasser des folles herbes et de l’ivraie obstinée qui y foisonnent en trop de liberté, depuis des années tournant au siècle. Je ne sais pas pourquoi on veut assigner des règles au théâtre – pourquoi ne pas nous ramener alors à l’ancien système des « trois unités » – et j’y admets toutes les fantaisies, l’heureuse fantaisie qui nous change de l’odieuse coutume qui brise les ressorts usés et chasse l’éternel déjà vu.
À ce titre donc, le poème de M. Catulle Mendès doit plaire infiniment. Il est écrit en pleine liberté, avec une aisance et une richesse d’expressions curieuses, dans un chatoiement d’images et un coloris de style tout à fait réjouissants ; l’épithète y est toujours rare et choisie ; les mots s’y choquent et s’entrechoquent dans un cliquetis spirituel et amusant Voilà pour la forme. Mais si Ton va au fond même de l’action, on sera bien étonné, contrairement à l’opinion des gens sévères dont nous parlions, d’y trouver presque à chaque page infiniment d’ingéniosité et même nombre de situations manifestement « théâtrales ».
Au début, c’est la répétition d’un ballet qu’on doit jouer tout à l’heure à la Cour. Le Poète, le Musicien, le Maître à danser se congratulent, pour bientôt, dans l’énervement des études, des faux pas et des fausses notes, s’abominer et se couvrir d’injures. Que de cris et quelle belle tempête ! Mais le Roi parait, et tout aussitôt rentre dans l’apaisement. Ses favoris l’entourent et l’on parle du divertissement préparé pour le soir même, de la Reine qui est bien morose, de ses demoiselles d’honneur qui le sont moins, et surtout de la nouvelle venue, cette La Vallière, que le Roi n’a pas encore vue. Et voici justement qu’on dresse là. dans la galerie des fêtes, une tente où ces dames de tendresse et de beauté vont essayer leurs atours pour ce ballet, dont elles tiennent les principaux rôles.
Ô rage de sentir si proches tant d’appas,
Épaules blanches, seins rosés, qu’on ne voit pas !
Mais on peut entendre. Une voix douce déclare que « le plus beau des seigneurs de la Cour, c’est le Roi ». Et le Roi, tendrement ému de cet hommage anonyme, veut absolument connaître celle qui parla ainsi, « sans savoir qu’il écoutait ». Et comme, au sortir de la tente, les belles sont obligées de passer devant lui, il s’ingénie, dans un babillage charmant, à les faire toutes parler, pour reconnaître à la voix celle qu’il cherche. C’est La Vallière, et il en tombe de suite éperdument amoureux, avec toute l’impétuosité de son jeune cœur. À cette flamme dévorante que répond l’ingénue ?
Il est bien vrai que je vous aime
Plus que la vaine vie et les cieux oubliés.
Pendant que vous parliez
J’ai connu le bonheur suprême ;
Et mon éternité, si le ciel m’est clément,
Sera faite de ce moment.
Il n’est donc ici-bas plus rien que je désire,
Qu’une faveur… Le congé, Sire
De partir ce soir.
… Mais la bande joyeuse des seigneurs et des dames en costume envahit tumultueusement la scène, venant interrompre ce joli dialogue amoureux. L’heure est venue de représenter le « ballet des Nymphes », petit intermède vraiment délicieux, où le Roi, tout à coup oubliant le rôle qu’il y tient, devant toute la Cour ébahie tombe aux genoux de La Vallière qui s’évanouit, ce qui n’empêche d’ailleurs nullement les nymphes et les bergers d’évoluer comme si de rien n’était. Et même à ce moment le petit amour tout joufflu et la flèche à la main entre en scène porté sur quatre épaules robustes et juché dans un nid de roses. Il n’est jamais mieux arrivé en situation.
Le second acte nous transporte devant l’un des châteaux royaux. (Est-ce à Versailles, à Saint-Germain ? l’auteur ne le dit pas.) On célèbre une messe dans une chapelle attenante et la foule du peuple est devant le porche, « quêtant, mendiant sa part du saint spectacle et de la psalmodie », comme dit le « Sacrilège » qui fait partie de l’assistance. Quel est ce Sacrilège ? Un de ces prêtres défroqués de sinistre figure, qui pratiquaient alors la sorcellerie et disaient la « messe noire ». Celui-ci est à la solde de la marquise de Montespan, qui l’emploie pour jeter sur sa rivale, la douce La Vallière, le mauvais sort et la mauvaise mort. Il a pour aide dans sa hideuse besogne une sorcière authentique, quelque chose comme la Voisin, qui ne tarde pas à le joindre ; et tous deux, par un contraste assez saisissant, complotent à genoux dans un colloque à voix basse la perte de la nouvelle favorite du roi, pendant même le saint cantique chanté tout près d’eux. Favorite, elle ne l’est pas encore. L’Évêque qui vient de prêcher l’arrête au passage, quand elle sort de l’église :
Pauvre petite Madeleine
Peut-être encore sans péchés
et l’admoneste d’abord paternellement, puis s’échauffe en pensant à la Reine :
Une femme, souvent, qui ne dort pas la nuit,
Pour contempler le ciel ouvre cette fenêtre.
La Reine douloureuse apporte au Divin Maître
Les mérites saignants de son bonheur détruit.
Pécheresse ! garde-toi d’être
Pour cette reine, pour cette sainte, un affront ;
Car Jésus, agneau victimaire.
Te marquerait d’un signe impitoyable et prompt.
Comme si dans la nef, tu jetais à sa mère
De la boue au front !
Mais quand l’Évêque s’est retiré, c’est là voix du roi bien-aimé qui se fait entendre. C’est l’heure où Louise doit succomber. En vain s’est ouverte la fenêtre dont parlait l’Évêque, en vain la Reine y apparaît comme une statue blanche de la douleur, sous la lumière de la lune argentée. Il est trop tard, et le royal amant entraine sous les frondaisons et les charmilles sa pantelante victime aux abois.
Au troisième acte, c’est déjà l’abandon. Les mauvaises chansons sur « Louison la pauvrette qui s’en va sur son déclin » courent les galeries du Palais, et les courtisans s’inclinent devant le nouvel astre qui se lève à l’horizon : la glorieuse marquise Athènais. Louison pense au cloître, refuge des âmes blessées ; mais l’Évêque inflexible le lui refuse :
Le cloître est une récompense.
À noter une autre fort belle scène où la malheureuse abandonnée aperçoit par la fenêtre, dans les jardins, ombreux le Roi auprès d’Athénais :
Ciel ! Je les reconnais !
Athénaïs ! le Roi ! Comme la Reine
Nous a vus, je les vois. – Comme tu me tenais,
Tu la tiens ! – Il la prend ! l’entraîne !
Et la lueur ne peut les désunir…
Désespérément :
Oh ! que la Reine
A dû souffrir !
Au dernier acte, c’est la prise de voile, poignante dans sa simplicité et sa sincérité. Et cependant les criailleries de quelques journaux, pris soudain d’un scrupule de piété excessive et voulant voir là absolument une atteinte au culte religieux, ont suffi pour faire mutiler le tableau, qui était pourtant une œuvre d’art admirable et certainement la page la plus haute de la partition ! Ils n’ont pas réussi heureusement à faire enlever la scène finale si touchante et si pure :
L’ÉVÊQUE
Rien ne vous manque-t-il de ce qui fut le monde ?
LOUISE
Se peut-il sans péché que mon cœur vous réponde ?
L’ÉVÊQUE
Parlez.
LOUISE
Vous savez bien qu’il me manque un pardon.
L’ÉVÊQUE
Vous l’aurez ! Dieu vous aime, et vous doit tout le don.
Il montre à Louise la femme voilée, en prière, à côté de l’autel. Celle-ci se lève et marche lentement vers Louise, qui s’étonne.
LA FEMME VOILÉE
Puisqu’on de pareilles alarmes,
Et saignant des mêmes douleurs,
Vous avez souffert mes malheurs,
Sœur Louise, et pleuré mes larmes…
Elle se dévoile
Je vous pardonne !
LOUISE
Tombant à genoux.
Reine !
LA REINE
Hélas ! reine sans roi !...
Elle se penche.
Toi qui l’aimais comme je l’aime, embrasse-moi !
LES CARMÉLITES
Mystérieusement, très loin, chantent encore,
Épousailles ! Salut ! Gloire ! Éternelle vie !
Mais l’évêque a fait un signe, la Reine et Louise se séparent. Louise s’éloigne.
L’ÉVÊQUE
À la Reine.
Vous la plaignez ?
LA REINE
Non ! Je l’envie !
Cette analyse très abrégée ne peut donner qu’une très pauvre idée d’un poème qui abonde en trouvailles heureuses et dont le détail est délicieux. Si cela n’est pas du théâtre comme on l’a dit, il est dommage pour le théâtre que cela n’en soit pas.
La partition n’est pas moins intéressante vraiment, et quand on pense qu’elle est l’œuvre d’un jeune musicien de vingt-sept ans, il y a lieu de grandement s’étonner, tant elle accuse déjà de sûreté et de véritable maîtrise. Le système du leit-motiv y est appliqué fort adroitement ; chaque personnage y est caractérisé par un ou plusieurs thèmes qui reviennent souvent, habilement transformés et modifiés. Nous signalerons surtout le joli motif qui dépeint si bien la démarche un peu claudicante de la pauvre Louise,
Qui traîne l’aile comme une oiselle blessée,
et celui de la Reine douloureuse s’a dressant au Roi :
Hélas, je n’étais pas morose ;
Ma jeunesse en fleur riait autrefois ;
J’ai pris le deuil de cette rose
Qui se fane loin de vos doigts.
On est facilement charmante, étant charmée !
Et j’aurais aimé tout si vous m’aviez aimée.
Vous n’avez pas voulu
De ma joie, infidèle !
Et je suis telle
Qu’il vous a plu.
Le Roi en a plusieurs qui ne sont pas à dédaigner :
Et celui qui n’était que le roi du plaisir
Devient le prince de la joie !
comme aussi l’Évêque ;
Pauvre petite Madeleine
Peut-être encore sans péchés.
Tout cela se croise et s’entrecroise à l’orchestre en se présentant sous des aspects divers, accusant une main déjà bien experte et sûre d’elle. Le côté pastiche est tout aussi bien réussi. Le « ballet des Nymphes » est à ce point de vue une petite merveille, et il y a telle chanson
Sire le roi qui commandez en France qui fleure bon son parfum de l’époque.
Enfin il y a encore de grandes pages comme la « sortie de l’église », d’une si belle sonorité, le duo d’amour :
Ô délice douloureuse !
Délicieuses douleurs !
qu’on peut mettre à côté des inspirations les plus heureuses du genre, la grande scène des souvenirs, celle du colloque avec l’Évêque :
Mérité-je enfin le pardon ?
Non !
et tout le très bel acte du cloitre, d’une si belle tenue.
Voilà l’œuvre, et elle mérite tous les respects et tous les intérêts, comme une œuvre sincèrement émue et loyalement écrite. Sans doute elle n’est pas d’un abord facile et ne s’adresse peut-être qu’à une élite. L’on peut comprendre jusqu’à un certain point la parole de l’un des auteurs faisant allusion à plusieurs de ses critiques, assez peu frottés de lettres et de musique : « Il n’est pas surprenant que nous ne puissions nous comprendre, puisque nous ne parlons pas la même langue. »
L’interprétation fut supérieure du côté de Mlle Calvé, dont la voix a comme des coulées d’or ravissantes et qui fut justement acclamée. Le ténor, M. Muratore, de belle prestance, n’a pas donné encore la mesure de tous ses moyens, paralysé qu’il était par l’émotion ; mais on l’a assez entendu pour reconnaître en lui d’excellentes qualités, prometteuses d’un bel avenir. M. Dufrane a campé de manière superbe le personnage de l’Évêque. Et quelle voix chaude et généreuse ! Bien touchante Mlle Marié de l’Isle dans le personnage de la Reine. Toutes ces demoiselles et dames d’honneur, plus jolies les unes que les autres, ont trouvé des interprètes assorties. MM. Carbonne, Bourbon, Allard, Cazeneuve, Jahn. Orchestre éblouissant sous la baguette magique de M. Messager. Quant Mesmaecker forment un sextuor papillonnant des mieux disant – à la mise en scène, avec un maître comme M. Albert Carré, il n’est pas besoin de dire qu’elle fut un enchantement et un enseignement pour quelques autres directeurs.
H. MORENO.
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date de publication : 17/03/25