La Carmélite
La Carmélite […]
Je crois bien que c’est Victor Hugo qui à dit : « Le poète, ne reconnaît pas à la critique le droit de le questionner sur sa fantaisie ». Or, M. Catulle Mendès est un poète, et il lui plaît aujourd’hui de nous conter les amours de Mlle de La Vallière. Nous n’aurons, donc pas la hardiesse de lui demander compte de ses personnages et de leurs destinées. Dans son livre ou sur son théâtre, le poète est roi ; il est à son gré fantasque, éloquent, volontaire, orgueilleux et charmant, et il tient aussi en réserve dans le trésor de son génie le trésor même de Shakespeare, de la gaîté qui pleure, des latines qui rient, des facéties sérieuses, des moralités dévergondées ; la pastorale héroïque et bouffonne, la tragi-comédie-mystère ; la comédie-parodie-élégie, la farce lugubre et plaisante.
M. Catulle Mendès nous a prévenus qu’il s’était efforcé de considérer le roman de Mlle de La Vallière comme le pouvait faire de loin, et après beaucoup de temps, le peuple, le peuple illettré qui regarde à distance et comme dans une féerie... Une férie, c’est bien cela, avec de la verve, de la grâce, avec les douces chansons, avec le vers souple, railleur, amoureux, comédien, tapageur, élégiaque, bel esprit et sentimental, s’inspirant à tout, à l’histoire, à l’amour, à la légende, à la gloire, au soleil ! Et il a fait de la Favorite une femme délaissée qui ne ressemble ni à Didon qui meurt et ne se venge pas, ni à Médée qui se venge et ne meurt pas, mais qui est comme la sœur de Grisélidis. Oui, Louise et Grisélidis m’ont apparu nettement, l’autre soir, de la même famille. Leur vertu à toutes deux éclate par le dépouillement qu’elles font de leur personne et par l’anéantissement du moi humain. Boccace et M. Catulle Mendès ont poussé jusqu’à l’excès la cruauté de l’homme et la patience de la femme. En voulez-vous une preuve ? Écoutez ce fragment de dialogue.
— Grisélidis, dit le Marquis, le Pape me permet de te quitter et de prendre une autre épouse.
— Seigneur, répond Grisélidis, j’ai toujours reconnu la distance qu’il y avait entre votre rang et ma condition. J’ai toujours senti que ce que j’étais près de vous, je le tenais non comme un don, mais comme un prêt. Vous voulez le ravoir et je dois vous le rendre. Je ne m’estimai jamais digne d’être votre femme, ni même votre chambrière ; j’ai été l’humble servante de votre dignité, et, tant que je vivrai, vous n’en aurez pas de plus humble que moi. Si, par votre bonté, vous m’avez entourée d’honneurs et de noblesse, lorsque je le méritais si peu, j’en sais gré à Dieu et à vous et je prie le ciel de vous en récompenser…
— Bien plus, ajoute le marquis. Je vais amener ici ma nouvelle femme, et je veux qu’elle y soit reçue le mieux du monde. Or, tu sais, Grisélidis, que je n’ai point de dames qui s’entendent aussi bien que toi à apprêter les appartements et à préparer les fêtes. Fais donc tout mettre en ordre pour celle que mon cœur a choisie désormais ; puis, tu partiras.
— Monseigneur, je suis prête.
Eh bien, changez le nom de l’héroïne de Chaucer et de Boccace ; mettez Louise à la place de Grisélidis ; le sentiment n’est-il pas le même ; la même humilité ; la même résignation, le même amour qui s’efface sans une plainte ? Seulement, là, il n’y avait en somme qu’une gageure ; ici, il y a la cruauté du véritable abandon. Et c’est ce qui conduit Louise à la mort du cloître. Louise est certaine de ne plus posséder le cœur du roi le plus beau du monde, et elle se fait Carmélite. Expiation et lassitude.
— Il y a des malheurs qui ne comportement plus d’espoir, dit la Nourrice à Médée.
— Qui n’a plus rien à espérer peut tout entreprendre, répond Médée, cette autre abandonnée.
Louise entreprend de mourir tout en restant vivante. Aimer et n’être plus aimée, voilà la souffrance affreuse qui explique toutes les affreuses résolutions.
M. Catulle Mendès nous avait déjà montré sa souveraine pitié pour la douleur de l’abandon ; et nous ne sommes pas surpris qu’il ait voulu traduire cette fois encore les émotions, les sanglots, les spasmes de cette Misère de l’Âme, « éternelle provocation de la poésie à toutes les grandes choses divines et humaines ». Il a vu dans Mlle de La Vallière non la maîtresse hautaine dont l’insolence faisait jeter ce cri à la pauvre reine Marie-Thérèse : « Ah ! cette fille-là me fera mourir ! » ; mais bien celle qui expire d’aimer ; celle qui, avec son doux air enfantin, semble si peu forte qu’on tremblé, chaque matin, de la trouver morte ; celle qui prie, ardente, en se frappant le cœur ; celle qui, Duchesse, se vêt de laine, et, Belle, n’aime plus sa beauté ; qui fait pénitence ainsi que Madeleine ; et demande au Ciel la force de souffrir ; celle enfin qui veut expier sa fauté et non pas en mourir. Cette Louise-là est une humble. L’image, de la reine douloureuse la poursuit :
Tout mon paradis, je le lui volais !
Soupirs, baisers, rien qui ne fut arraché d’elle !
Les valets
M’auraient dû chasser au palais
Comme une servante infidèle !
Et, par châtiment, par pénitence, elle s’impose de faire plus belle sa rivale, de la coiffer de façon à ce que ses yeux soient plus vifs, de lui mettre au corsage ses propres diamants pour rehausser la blancheur de ses épaules. Quel sacrifice, et comme on comprend au dernier acte, le renoncement de la Carmélite ! Il ne peut plus lui rester dans le cœur ni dans l’esprit, rien de ce qui fut le monde pour elle. Après cela, il n’est pas permis de mettre Mlle de La Vallière dans la catégorie de ces femmes qui ouvrent le livre de leurs pensées au premier regard frivole qui veut y lire ; de ces femmes « qui mettent leur chasteté au service de l’occasion ». M. Catulle Mendès l’a rangée parmi ces frêles, gracieuses et sensibles Cressidas, qui sont coupables sans le vouloir et sans le savoir, et qui, la faute commise, murmurent atterrées :
Oh ! que notre sexe est fragile ! Chétives créatures que nous sommes, l’erreur de nos yeux entraîne celle de notre cœur !
À son tour, le compositeur, M. Reynaldo Hahn, a été séduit par cette figure délicate, par cette Louise qui n’est ni vénale, ni ambitieuse, ni trompeuse, ni perfide, et dont le seul crime est de trouver aimable un roi sachant tenir de doux propos et jouer à des jeux, ingénieux. Et le cadre aussi l’a séduit. La pudeur de l’héroïne ; la jalousie mélancolique de la reine ; le faste de la Cour aux féeriques mascarades ; les personnages mythologiques, somptueusement habillés, marchant, parlant et mimant au son des instruments ; les épisodes curieux et piquants, rimés en madrigaux ou en épigrammes ; la soie, les velours, les ors qui ruissellent ; les Amours déguisés en nymphes, en démons, en bergers ou en dieux marins ; la splendeur des décorations ; les divertissements ; quelle joie pour un musicien d’avoir à faire chanter tout cela !
M. Reynaldo Hahn, tout jeune encore, en est à sa seconde partition. L’Île du Rêve nous avait fait connaître son talent fait d’élégance et de mièvrerie, de charme et d’imprécision. Il se montre aujourd’hui plus expert, et l’on est en droit de compter sur lui, puisque la faveur précoce du public n’a point gâté ses heureuses qualités, et puisqu’il travaille courageusement à acquérir le style ferme, l’idée concise, la forme théâtrale. Le dernier acte de la Carmélite est d’une réelle beauté dramatique ; il est d’une tenue grave, d’une céleste douceur et d’une sombre douleur ; une plainte, une invocation, un cri de charité le remplit, et, bien que l’inspiration musicale y ait adopté la fugue classique où l’orgue répond à l’orchestre, les accents y gardent une simplicité et une vérité tragiques.
Je ne suis point de ceux qui blâment les auteurs de la Carmélite d’avoir, dans leur acte final, retracé avec un souci extrême de la réalité, la Cérémonie de la Prise de Voile. Y a-t-il si longtemps que les Meneurs du Jeu, – comme on appelait alors les entrepreneurs de spectacles, – faisaient venir sur la scène un prêtre en chape pour faire, en guise de Prologue, un court sermon destiné à exciter le zèle et l’attention des acteurs et des spectateurs ? et que Dieu le Père se promenait sur les tréteaux, revêtu de l’étole et coiffé de la mitre, parmi les démons rouges et noirs, et les anges bleus et blancs ? Y a-t-il si longtemps qu’on célébrait sous le porche même des églises des offices dramatisés où les principaux rôles étaient joués par le clergé, depuis le chanoine jusqu’au diacre ? Un de ces offices nous est parvenu avec le détail de la mise en scène et la musique notée. Trois diacres, revêtus de dalmatiques, la tête couverte de voiles, « comme des femmes » dit le texte, et représentant les Trois Maries, s’avançaient portant des vases sur l’épaule, le front baissé. Un enfant vêtu d’une aube blanche leur demandait : « Que cherchez-vous, ô femmes chrétiennes ? — Jésus », répondaient les trois diacres. Et le mystère de la résurrection s’accomplissait en présence du peuple.
Non, en vérité, la Prise de Voile n’a rien qui choque les consciences. Il y a dans ce dénouement une simplicité, une grandeur et une beauté qui défient la critique.
L’interprétation de la Carmélite est remarquable. Mlle Calvé a une voix délicieuse, et son chant est d’une expression rare. Si elle ne plie pas, si elle ne traîne pas l’aile comme une oiselle blessée, ainsi que le poète l’a indiqué, elle n’en fait pas moins comprendre admirablement l’humilité et les plaintes d’une âme aimante. Elle n’est ni indignée, ni irritée, et il semble qu’un ressouvenir de palombe passe sur ses lèvres : « Tant s’en faut que je la haïsse comme rivale, qu’au contraire je la chérissais comme aimée de celui que j’aime plus que moi-même ; et pour cela je l’appelais ma sœur d’alliance ». Mlle Marié de l’Isle personnifie l’épouse délaissée. Mens immola manet ; lacrymoe volvuntur inanes, – si j’ose m’exprimer ainsi. Telle a dû être la Didon de Virgile. M. Dufranne est un évêque superbe ; et M. Muratore, malgré l’émotion inséparable du premier début, a esquissé un Louis XIV dont la silhouette poursuivra plus d’une Mimi Pinson dans ses nuits sans sommeil. Le Roi ! C’était le Roi. Vêtu d’un habit tout en broderie d’argent-trait mêlé de perles et de rubis, avec un bouquet de plumes incarnat et blanc au chapeau, attaché d’une rose de diamants !... M. Muratore n’a peut-être pas la majesté d’un grand lys parmi les brins d’herbe, mais il a les perles et les rubis. Cela suffit. Et je veux citer encore à l’ordre de la soirée Carbonne, Allard, Bourbon, Cazeneuve, Huberdeau, le sacrilège qui sent à quinze pas l’envoûtement, le mauvais œil, la kabale et le loup-garou ; et aussi toutes ces demoiselles d’honneur, belles comme Mlle Sauvaget mutines comme Mlle Gillard.
L’orchestre a été dirigé avec une maîtrise complète par André Messager, et les chœurs admirablement stylés par MM. Busser et Carré. Les danses, c’est Mariquita qui les a réglées. Ce sont de vrais tableaux de théâtre, pantomimes héroï-comiques qui mettent en relief les qualités physiques et le splendide vêtement des acteurs muets ; on y retrouve la représentation d’apparat, le ballet galant et amoureux du XVIIe siècle, et, quoique Mariquita nous ait accoutumés à ces reconstitutions, on peut dire qu’elle s’est surpassée elle-même. Bianchini a dessiné les costumes, et j’ai retrouvé sa conscience d’artiste jusque dans « ces grands fats de chapeaux, garnis de plus de plumes en l’air qu’une autruche peut en fournir en chascun ». Jambon, Amable et Jusseaume ont magnifiquement brossé les décors. C’est à Jusseaume qu’on doit l’admirable église des Carmélites avec ses vitraux lumineux et ses perspectives hardies.
Enfin, M. Albert Carré est le directeur magicien par excellence, mais magicien à confondre Siméon ben Iochaï et Geber. Ceux-ci avaient demandé à la magie le secret de faire de l’or. À qui M. Albert Carré a-t-il demandé le secret de cette mise à la scène de la Vie elle-même ? Il recule les horizons, il sème la lumière, il dramatise l’ombre, il donne une âme à la foule, il réalise l’impossible : il réhabilite l’architecte de l’Opéra-Comique !... […]
Paul Milliet
[Note : Opéra-Comique : La Carmélite, comédie musicale en quatre actes et cinq tableaux, de M. Catulle Mendès, musique de M. Reynaldo Hahn : MM. Muratore, le roi ; Dufranne, l'évêque; Carbonne, le musicien ; Allard, le comte ; Bourbon, le poète ; Cazeneuve, le duc ; Jahn, le marquis ; Huberdeau, le sacrilège ; Mesmaecker, le maître à danser ; Delahaye, l'huissier ; Bernard, un bourgeois ; Troy, le concierge ; Eloi, le maître des cérémonies; Brun, 1er soldat; Bréard, 2e soldat ; Laurens, 2e bourgeois ; Olivier, le loueur de chaises ; Montaubry, le capitaine des gardes ; Mmes Emma Calvé, Louise ; Marié de Lisle, la Reine ; Tournié, l'amie ; Sauvaget, Athénaïs ; Gillard, Ardelise ; Daffetye, Acté ; Costès, Eglé ; Cortez la sorcière ; Delmai, Olympe ; Perret, la prieure ; Muller, la sous-prieure; Garcia, l'écolier; Laurens, une bourgeoise.]
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date de publication : 17/03/25