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Mazeppa à Bordeaux

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MAZEPPA À BORDEAUX 

Grand Théâtre de Bordeaux : Première représentation de Mazeppa, opéra en cinq actes et six tableaux de MM. Ch. Grandmougin et Georges Hartmann ; musique de Mme C. de Granval. 

Il faut venir à Bordeaux pour voir représenter un grand ouvrage lyrique signé d’un nom de femme. Paris n’a pas de ces audaces, ayant renoncé au monopole de l’originalité, qui si longtemps fut sien, pour accaparer jalousement celui de la bizarrerie, – ce qui n’est point du tout la même chose. 

Et cependant, le Mazeppa que je viens d’entendre ferait excellente figure partout, à l’Opéra aussi bien qu’à l’Opéra-Comique, car c’est du théâtre et c’est de la musique ; mais, pour le savoir, faudrait-il au moins l’avoir lu, – besogne à laquelle se livrent assez peu messieurs nos directeurs qui, généralement, préfèrent accueillir les signatures cotées – même quand elles sont anémiées, – ou qui, s’ils risquent une partie, ne la risquent que sur un nom nouveau, assez heureux pour pouvoir s’appuyer sur d’influentes et expresses recommandations. Aussi connaissent-ils souvent les « fours » ; aussi suis-je le dernier à les plaindre. 

Par bonheur, la France, artistique commence à prendre le goût de la décentralisation, et quand ce mouvement, allant se développant chaque année, aura mis en lumière, – ce qui est infaillible – quelques beaux et bons opéras tels que Mazeppa, il faudra bien en tenir compte et comprendre enfin qu’on ne peut pas, sans absurdité, faire tous les ans, des prix de Rome pour les condamner à courir le cachet ; alors, je le gagerais, un ministre des beaux-arts éprouvera le besoin de répandre un peu de ses faveurs d’État sur quelques grandes scènes départementales, comme Lyon, Marseille, Bordeaux, moyennant l’engagement pris par celles-ci de monter un ou deux ouvrages nouveaux par saison (on a bien subventionné les concerts d’Angers), – et ce sera la solution de la question musicale, solution d’ailleurs assez simple pour qu’elle ait les plus grandes chances de ne pas être adoptée de sitôt…

*

Le théâtre de Bordeaux est magnifique, de proportions architecturales tout à fait grandioses, et c’est certainement le plus beau que je connaisse ; je vous assure qu’une grande première, dans ce cadre éblouissant et en présence d’un public coutumier d’élégance, vaut toutes les solennités parisiennes du genre. Si l’on ajoute que le directeur de Bordeaux, M. Gravière, très épris d’art, et façonné dès longtemps, par ses fréquentations, au mouvement musical contemporain, apporte dans sa gestion le soin méticuleux et entendu qu’on ne connaît guère qu’à Paris et qui en semble la propriété exclusive, on devinera le relief artistique et la haute allure dont a bénéficié l’œuvre de Mme de Granval. Au milieu de ces décors pittoresques et colorés dus à la brosse de MM. Artus et Loriol, en présence de ces costumes d’un style russe très caractéristique, signés de M. Deluzain, en écoutant cet orchestre excellemment discipliné par la baguette souple et ferme d’un chef valeureux, M. Haring, (et dont plus d’un soliste, – le hautbois et la flûte notamment, – est supérieur), en entendant phraser des chanteurs comme nous n’en avons pas toujours (Mme Brejean-Gravière et M. Maurice Devriès), Mme de Granval [sic] a pu se croire à Paris et goûter le plaisir aigu, – mais si rare, – de n’être point trahie par ses interprètes. 

C’est qu’en effet les deux protagonistes de l’ouvrage montrent des qualités peu communes ; Mme Brejean-Gravière n’est plus la petite Brejean qui, naguère, au sortir de la classe Crosti, profitait des concours du Conservatoire pour égrener la scène de folie de Lucie en des vocalises d’un goût plus où moins quelconque ; c’est maintenant une cantatrice faite, à la voix délicieuse, d’une rare étendue et d’un charme enveloppant, qui s’entend à chanter de bonne sorte et à tenir un personnage ; – et c’est, à ma connaissance, la seule qui pourrait et saurait remplacer à l’Opéra Mme Lureau-Escalaïs. 

Quant à M. Maurice Devriès, c’est un artiste dans la plus belle acception du mot, un baryton d’opéra, plein d’autorité et de distinction, qui donne à la musique sa couleur et son rythme en des inflexions très étudiées et très justes ; il suffit de huit mesures pour se sentir en présence de quelqu’un à qui rien de l’art du chant n’est étranger. Qu’on ne me raconte pas qu’il n’y a plus de chanteurs : ils sont rares, il est vrai, et je le sais mieux que personne, mais il en est encore, et, quand j’en rencontre un, je le signale. Le rôle du ténor, un peu sacrifié, échoit à M. Dupuy, une bonne connaissance de l’Opéra-Comique, un parfait musicien, dont la voix de haute-contre sonne bien dans les régions aiguës où plane son personnage. Je n’ai que des compliments à adresser à la basse Silvestre, qui fait du patriote [sic pour patriarche] Kotchoubey une mâle et fière figure, et une mention au baryton Albert, assez expressif dans le rôle de l’archimandrite. 

Les chœurs d’hommes sont vigoureux et solides, comme il convient ; ceux de femmes sont détestables, comme toujours. Le ballet a des grâces exquises sur une musique d’une fantaisie toute originale et colorée.

La radieuse suite d’orchestra qu’on en pourra faire pour les concerts, en y ajoutant l’entr’acte du troisième acte, une adorable page d’une mélancolie si charmeuse ! – À vous Colonne ! 

*

… Il court, il vole, il tombe, 
Et se relève roi ! 

a dit Victor Hugo ; et c’est l’histoire de Mazeppa, du Mazeppa, l’hetman des Cosaques, que la jalousie d’un mari fit attacher sur le dos d’un cheval sauvage, lancé à travers les steppes. La légende nous fut contée par Pouchkine et Byron ; elle a été popularisée par la gravure et l’imagerie. 

Mazeppa évanoui est trouvé par les populations de l’Ukraine en guerre avec les Polonais ; une jeune fille de noble race, Matrena,, se met à l’aimer. Un chef est désormais trouvé pour lutter contre la Pologne : ce sera Mazeppa, en dépit des légitimes pressentiments d’Iskra, le jeune guerrier qui devait épouser Matrena ; mais on ne peut rien contre l’enthousiasme irréfléchi des foules… 

Donc, Mazeppa est revenu vainqueur ; mais ce n’est que pour mieux trahir la cause de ceux qui l’ont élu chef, en les vendant au roi de Suède, ennemi du tsar. Iskra dévoile à temps les projets du traître que le peuple dépose… 

Celui que la veille il encense 
Est immolé le lendemain, 

comme il est dit dans, le Masaniello de Carafa. La pauvre Matrena devient folle et meurt bientôt des suites de son amour pour l’infâme, durant que Mazeppa « réprouvé de l’honneur » rentre dans le néant d’où les hasards l’avaient fait sortir. Tel, ou à peu prés, le général Boulanger. Et voilà comment l’histoire n’est qu’un perpétuel recommencement ! 

Taillé à merveille sur le patron des meilleurs poèmes d’opéra, ce libretto est tout en mouvements et en grandes lignes, suivant en cela la parfaite loi de la pantomime qui, en supprimant la parole (on entend si peu de mots dans un opéra) doit se faire, comprendre rien qu’en parlant suffisamment aux yeux par les situations. Et il est excellent, ce poème, décoratif et clair en ses contrastes fort adroitement combinés.

*

Portrait de Mme de GrandvalLa partition de Mme de Granval est à la fois d’une vigueur surprenante et, d’un charme sans pareil ; avec la force et les poussées masculines, elle a la grâce et la subtilité féminines ; double mérite, qui la fait doublement heureuse ; mais ce qui frappe, jusqu’à l’étonnement, l’observateur sérieux, c’est la maîtrise, la curieuse possession de soi qui plane sur l’œuvre et la distribue en ses diverses parties avec une sûreté de touche qu’énvieraient bien des vétérans de l’art dramatique. C’est que Granval est née « théâtre » et, si la destinée qui mène les compositeurs ne lui a guère permis jusqu’ici que d’être symphoniste, il faut voir, le jour où une circonstance, se présente comme elle sait la saisir ! Le jet mélodique est abondant ; essentiellement distingué, neuf toujours, avec des rythmes brisés qui lui donnent la modernité et l’imprévu, ces deux qualités du théâtre chanté d’aujourd’hui. 

L’orchestre ne cesse pas d’être intéressant, par d’heureux mariages des timbres, par une polyphonie qui n’a rien que d’harmonieux, et qui sait ne point verser dans le bizarre, intentionnel, et par conséquent agaçant. Tout est musical, nourri, gras et robuste. C’est de la musique, enfin ! Et point fausse, point dissonante, qui a quelque chose à dire et qui le dit clairement, sans prolixité, à la française ! Un peu trop de batterie fracassante, par exemple, un certain abus de timbales et de grosse caisse, qu’il sera facile de faire disparaître par quelques coups d’un crayon opportun. Mais cela n est rien et n’empêche pas l’œuvre d’être vraiment d’un ordre supérieur. 

Les directeurs de Paris la devraient venir entendre, mais Bordeaux est loin pour des gens qui se déclarent affairés. Nous, nous nous dérangeons. Eux pas. Aussi eux végètent-ils, – mais le Petit Journal prospère… 

Léon Kerst.

Personnes en lien

Journaliste

Léon KERST

(1846 - 1906)

Compositrice, Cantatrice

Clémence de GRANDVAL

(1828 - 1907)

Œuvres en lien

Mazeppa

Clémence de GRANDVAL

/

Charles GRANDMOUGIN Georges HARTMANN

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date de publication : 16/01/25