Comment ils travaillent. Albert Willemetz
COMMENT ILS TRAVAILLENT
ALBERT WILLEMETZ
nous dit….
Parmi les auteurs de « lyrics » dont l’expression même lui appartient, M. Albert Willemetz est incontestablement le grand maître. D’une souplesse étonnante, d’un esprit toujours imprévu et primesautier, possédant une adresse de métier qui tient de l’acrobatie, la réputation de M. Willemetz, que des opérettes comme Phi-Phi, Ta Bouche, Dédé, etc., ont solidement établie, n’est point usurpée. Il est même assez curieux de constater qu’aucun auteur de couplets n’est parvenu jusqu’ici à l’égaler.
Comme je lui téléphonais pour prendre rendez-vous, il me dit : « Je ne veux pas vous déranger, je vais vous répondre immédiatement. » J’avais entendu parler de certaines collaborations par téléphone entre lui et des musiciens et je songeais que cela reviendrait un peu cher avec la conversation taxée. Mais, trop heureux de le tenir au bout du fil et de gagner un temps toujours précieux, je pris du papier, un crayon, et l’écoutai parler :
En général, me dit-il, je travaille sur les “coupes” que m’apportent les musiciens. Messager est le seul avec lequel j’ai changé ma méthode de travail. Je lui ai apporté mes couplets terminés, et il y a adapté sa musique sans en changer une ligne.
On s’est étonné que nous ayons inauguré le système d’écrire les couplets sur la musique. La vérité est que nous y avons été obligés par les rythmes syncopés qui caractérisent la musique moderne. On ne peut nier qu’il s’est produit une évolution musicale dont la transformation est analogue à celle des mœurs. Cette musique correspond à l’époque du téléphone, de l’avion, de la T.S.F., elle est celle qui convient à notre existence fiévreuse et exacerbée. Toutes les formes d’art, depuis la danse jusqu'à la peinture, ont été influencées par la mentalité de nos contemporains. Le rythme du jazz band est l’expression même de notre vie moderne.
Le parolier doit céder le pas au musicien
J’estime que lorsqu’on utilise cette méthode de travail, le parolier doit subordonner de la façon la plus large ses coupes à celles de la musique. Une seule chose compte : l’ensemble, qui doit donner une impression de parfaite unité. Les paroles doivent “coller” de la manière la plus étroite à la musique. Je demande rarement à un musicien de changer une note ou une syllabe musicale, c’est au parolier à se débrouiller pour obtenir une complète homogénéité au détriment même de son texte.
Un jour, par exemple, M. Vuillermoz, critiquant cette manière de faire, s’écriait dans un article : “Comment se fait-il qu’un musicien puisse être inspiré par une phrase comme celle-ci :
Elle n’est pas du tout si mal que ça !
La vérité est que le musicien n’avait pas eu à être inspiré par mes paroles, puisque c’était moi au contraire qui avais composé mes paroles sur sa musique et qu’en raison de la coupe même de cette musique, il n’était pas possible de trouver des mots qui puissent cadrer plus complètement avec elle. La popularité de ces couplets suffit à justifier cette thèse.
Qu’on ne croie pas pourtant que ce soit chose facile que d’obtenir cette correspondance étroite des paroles à la musique. Rip m’a appelé “Ludovic Halévite”. Il se trompe complètement. Il m’est arrivé de rester trois ou quatre jours sur un bout de couplet. Il suffit de s’y être essayé pour se rendre compte de la difficulté de cette sorte de puzzle qui consiste à adapter des mots suffisamment sonores et justes à une musique aussi hachée qu’est la musique actuelle.
Je relisais par hasard, l’autre jour, les couplets qu’écrivaient Meilhac et Halévy pour Offenbach. Cela n’a aucun rapport avec notre travail. Presque tous les vers sont de huit pieds, notamment La Fille de Madame Angot, où les auteurs n’ont jamais cherché à employer une autre métrique.
L’humour dans les associations de mots
Ils obtenaient ainsi, peut-être, une certaine fantaisie dans l’idée, mais aucun humour dans l’expression auditive de cette idée. Car ce que nous avons apporté avec cette formule, c’est l’association, le heurt de certains mots qui peuvent donner des effets cocasses associés à une musique appropriée. C’est ce qui arrive par exemple dans le fameux quatuor de Taa Bouche :
Lui faisant dire maman
Je veux savoir comment
Elle dit maman, ell’ crie maman
Dans le moment du grand moment.
C’est presque toujours la première phrase du refrain qui me donne le point de départ. Je m’arrange pour trouver cette phrase parmi celles qu’on a l’habitude de dire dans la vie :
Moi, j'ai fait ça machinalement
Ça c'est une chose qu'on ne peut pas oublier.
La plupart du temps je donne le départ au musicien, d’autres fois je trouve ce départ sur la musique composée. Le plus étrange est que je ne connais pas une note de musique, mais j’ai le sens très net du rythme. Il suffit qu’on me joue une ou deux fois un air pour que je le retienne. Je le fredonne et il se transforme tout naturellement en une phrase rythmée.
La grande difficulté est de trouver une bonne coupe où les tonalités sont respectées, où les rimes masculines et féminines tombent au bon endroit. C’est une technique qui s’acquiert au bout d’un certain temps, mais qui demande un sens très spécial de la mesure et du rythme.
Je fais mes coupes moi-même
« Très souvent je travaille très intimement avec le musicien. Tandis qu’il joue sa musique au piano, je m’efforce d’y adapter immédiatement les paroles. Il arrive d’ailleurs également que je travaille seul sur des coupes que je fais toujours moi-même. Les musiciens ont une tendance à vous donner des coupes inexactes, on évite une grande perte de temps en établissant soi-même ce que nous appelons un “monstre”, c’est-à-dire des paroles sans aucun sens, mais qui donnent les césures, les arrêts, les rimes du futur couplet.
Pour écrire Ta Bouche avec Maurice Yvain, nous avons mis douze jours, mais nous n’avons pas arrêté, travaillant même la nuit. Il faut dire que nous étions au Treyas et qu’il y faisait une chaleur torride. Nous étions dévorés par les moustiques et il était impossible de dormir. Les tempes couvertes de compresses d’eau sédative pour calmer la douleur causée par les piqûres nous employâmes au travail les heures qu’il était impossible d’accorder au sommeil. J’ai battu là tous mes records de vitesse dans la construction d’une partition.
Phi-Phi a été écrit en 24 jours. Par contre j’ai mis trois ans à mettre au point Dédé.
Pendant quinze ans de ma vie j’ai travaillé de 4 heures à 10 heures du matin. Aujourd’hui je travaille tous les matins de bonne heure en essayant de me soustraire aux coups de téléphone qui sont redoutables pour un travail suivi. »
Tandis que je raccroche le récepteur, après avoir remercié M. Willemetz de ses déclarations, je songe que s’il redoute les coups de téléphone, les siens sont également redoutables pour les autres abonnés. Je réfléchis avec effroi que j’aurais pu être devancé par un confrère en interviews et que j’aurais pu, en ce cas, attendre une petite demi-heure la communication.
Georges de Wissant.
Personnes en lien
Permalien
date de publication : 17/01/24