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Lettre au rédacteur du Journal de littérature

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Lettre à l’Auteur du Journal de Littérature, &c.

Ce 9 Mars 1783.

Académie Royale de musique. 

Je commence, Monsieur, avant de vous parler du Renaud de M. Sacchini, par vous déclarer que je ne prétends pas juger cet illustre Compositeur, ni prononcer en aucune manière sur l’Ouvrage par lequel il vient de commencer ses essais sur notre Théâtre lyrique. Je vous rends un compte fidèle de mes observations, ainsi que des effets que la Musique de M. Sacchini a produits dans mon esprit & dans mon âme : voilà tout. Je n’ai point le fort orgueil de croire que ma manière de sentier & de penser soit supérieure ou même faite pour entrer en comparaison avec celle de MM. nos grands Juges des Arts & des talents ; j’avouerai même, si vous voulez, qu’ils ont, pour la plupart, des connaissances auxquelles je rends hommage avec plaisir ; mais j’ose me flatter de l’emporter sur eux par un point très-essentiel en fait de critique ; je veux dire, par la bonne foi : sur cet objet je les défie tous. Je n’ai point d’autre titre pour mériter votre confiance ; s’il suffit à vos Lecteurs & à vous, je me trouverai trop heureux.

Il est inutile de vous rappeler que l’Abbé Pellegrin fit représenter en 1722 un Ouvrage qui porte le même titre, dont le fonds est le même que celui du Poëme sur lequel M. Sacchini a travaillé, & dont l’Auteur se nomme M. Le Bœuf. Vous savez, comme moi, que le Drame du pauvre Abbé est long, triste et froid, chargé d’incidents ridicules, mais qu’il y a des vers très-heureux. M. Le Bœuf a conservé quelques vers, plusieurs situations, & un grand nombre d’idées de l’ancien Poëme : il a fait à l’action de très-grands changements, l’a resserrée en trois actes : mais malgré tout cela, son Opéra n’a sur l’ouvrage de Pellegrin d’autre mérite que celui d’être moins long. Quant au style, l’Abbé est à son Imitateur ce que Racine est à Pradon. Peut-être même Pradon n’a-t-il jamais accumulé dans un seul Ouvrage un si grand nombre de solécismes, de fautes de Grammaire, de locutions vicieuses & d’inversions barbares. Il me serait possible, Monsieur, d’appuyer mes assertions par une foule de citations, mais je veux vous épargner le dégoût & l’ennui que la lecture de ce Poëme m’a fait éprouver. Je ne puis néanmoins me dispenser d’en faire une courte analyse, parce qu’elle me guidera dans l’examen que je veux faire de la marche dramatique du Musicien ; examen plus nécessaire qu’on ne le pense communément, pour juger du mérite d’un Musicien qui travaille pour le Théâtre.

Renaud s’est emparé de Soline : Hidraot, père d’Armide, veut encore tenter le fort des combats ; les Rois ses alliés & amans d’Armide, refusent de continuer la guerre. On annonce l’arrivée de Renauddans le Camp des Sarrasins, il entre & propose la paix. Les Rois alliés l’acceptent ; mais à l’instant où l’on va la jurer, Armide paraît, leur reproche leur défection, réveille leur courage, promet sa main à celui d’entr’eux qui lui apportera la tête du Parjure. Renaud défie les Rois ses rivaux & se retire. Les Rois sont entre les mains d’Armide le ferment de la venger. L’acte finit par un ballet d’Amazones & de Circassiens.

Au second acte, Armide est entourée de ses Confidents qui lui font espérer que bientôt elle sera vengée de l’ingrat qui l’a délaissée. Elle leur avoue que la présence du perfide a réveillé tout son amour. Un chœur se fait entendre derrière le théâtre ; c’est le chœur des Rois qui attaquent Renaud. Armide vole à son secours, le couvre de son bouclier, & leur reproche d’être des assassins. Seule avec le Héros, la Princesse de Damas laisse éclater toute sa tendresse ; Renaud soupire, mais la gloire ne lui permet pas de céder à la voix de son cœur. Armide s’indigne, elle est sur le point de l’abandonner à la fureur des Soldats qui demandent sa vie ; néanmoins elle favorise son évasion. Hidraot vient reprocher à sa fille d’avoir trahi sa cause, & lui apprendre qu’à peine sorti du Camp des Sarrasins, Renaud a donné le signal du carnage. Armide veut évoquer les Puissances infernales ; mais elles sont enchaînées par une Puissance supérieure. La ressource d’Hidraot & des Sarrasins ne consiste plus que dans leur courage, ils volent au combat.

Le troisième acte s’ouvre par une Monologue d’Armide. Elle fait éclater son inquiétude & ses regrets. Un double chœur annonce la victoire des Croisées & la défaite d’Hidraot. Adraste, Roi des Indes & Amant d’Armide, vient mourir aux pieds de la Princesse. Il lui reproche sa mort, & lui annonce qu’Hidrot va bientôt le suivre au tombeau. Armide se livre à tout son désespoir. Des chants de victoire se font entendre ; elle se propose d’échapper à l’esclavage en se poignardant. Renaud, qui survient, lui arrache son poignard, lui parle avec tendresse, s’efforce de la fléchir. Armide est inflexible, elle cherche même à se saisir de l’épée d’un des Chevaliers que Renaud a conduit à sa suite ; Hidraot paraît, c’est Renaudqui lui a conservé la vie. En reconnaissance de ce service, il lui propose son Empire. Renaud le refuse & demande la main d’Armide. Quitte envers la gloire, il cède à son amour. Les deux amans sont unis. Les Génies soumis à la Princesse élèvent un Palais magnifique. Un Ballet général termine l’Opéra.

Cette analyse prouve bien, Monsieur, qu’il faut bien distinguer l’action dramatique de ce que l’on appelle aujourd’hui du mouvement. Malgré tous les incidents dont je vous ai donné le précis, il n’y a pas le plus petit intérêt dans l’Ouvrage. Quittons-le donc sans retour, & occupons-nous de M. Sacchini.

Son ouverture est extrêmement brillante. Le faire en est ferme, & suffirait pour annoncer un habile Compositeur. Les traits en sont extrêmement variés ; en un mot, l’harmonie & la mélodie s’y réunissent, par l’accord le plus heureux, pour enchanter l’oreille. Si j’avais un reproche à lui faire, ce serait de n’être qu’une très-belle symphonie propre à placer à la tête de tout Drame lyrique, quel qu’il soit. J’aime qu’une ouverture me prépare aux impressions qu’un Opéra doit me faire éprouver ; je désire qu’elle soit le premier degré sur lequel le Musicien me fait passer pour me conduire à l’illusion que j’ai droit d’exiger. Voilà pourquoi je préfère l’ouverture de l’Iphigénie en Aulide de M. Gluck, à toutes celles que j’ai entendues au Théâtre.

Je ne m’étendrai pas longuement sur ce récitatif & sur la manière dont l’Ouvrage est dialogué. M. Sacchini est Étranger : j’eus le plaisir de le voir à son premier voyage en France, il y a quinze mois ; il avait alors de la peine à entendre notre Langue. Il est impossible que le génie lui en soit connu. Il n’est donc pas étonnant qu’on puisse lui reprocher un peu de sécheresse & de contrainte dans le récitatif, & une gêne souvent fatigante dans le dialogue. Je dois néanmoins remarquer qu’il a fait très-peu de fautes contre notre Prosodie, ce qui est fort surprenant surtout dans un Italien ; car il y a une grande différence entre la Langue Françoise qui est souvent sourde & accentuée, & la Langue Italienne, une des Langues les plus sonores & les plus accentuées de l’Univers.

Vous ne vous attendez pas sans doute que j’examine l’Ouvrage de M. Sacchini morceau par morceau. Outre qu’un tel examen deviendrait aussi fastidieux qu’inutile, il serait même digne de blâme. Il s’agit moins ici de juger du talent de M. Sacchini, puisqu’il est universellement reconnu, que de voir comment il a su en appliquer les ressources aux conventions tant de notre Langue que de notre Théâtre. Je passerai donc légèrement sur quelques airs qui m’ont paru manquer de caractère. M. Sacchini paraît, en les composant, s’être trop livré à l’habitude commune à presque tous les Compositeurs Italiens, celle de répéter sans nécessité des membres de phrase & quelquefois des phrases tout entières, dans l’unique dessein d’arrondir leurs périodes musicales. Du nombre des morceaux qui méritent ce reproche, est le premier air chanté par Hidraot : Suivons le parti de la gloire. Je ne vous parlerai pas des autres.

Entre les airs qui méritent de très-grands éloges, tant par les idées que par l’exécution, j’ai distingué d’abord dans le rôle d’Armide celui qui commence par ce vers. Ah ! que dis-tu, trop faible Armide ? Cet autre : Ingrat ! pourquoi m’as-tu trahie, dont l’expression est de l’intérêt le plus doux & le plus attachant. Si jamais un air tendre est sorti de l’âme du Musicien, j’ose avancer que c’est celui-ci. Je n’oublierai pas le beau Cantabile du second acte : Barbare Amour ! Tyran des cœurs ! Armide y exprime ses douleurs avec les accents les plus vrais & les plus touchants, & l’adresse avec laquelle le Musicien a su terminer ce morceau, en rentrant dans la première phrase de chant, annonce autant d’intelligence que de génie. Il m’est encore impossible de passer sous silence l’air de fureur qu’Armide chante au troisième acte : Ciel injuste ! Ciel implacable. À l’expression la plus énergique, cet air réunit l’avantage de peindre, tant par les traits du chant vocal, que par ceux des accompagnements, tout le désespoir dont la malheureuse Amante est agitée : il prépare bien le Spectateur à la résolution qu’elle prend de terminer son sort ; & c’est dans de telles intentions, lorsqu’elles sont bien exécutées, que je reconnais un Musicien destiné par ses talents à travailler pour le Théâtre. Je me tairai sur quelques airs qui sont chants tant par Adraste que par Hidraot, Renaud & même par Amride, parque qu’ils ne me paraissent pas, quoique très-bien composés, susceptibles d’être placés sur la même ligne que ceux dont je viens de vous parler. Avant de passer aux Chœurs, aux Duo, je vous parlerai néanmoins encore d’un air que Renaud chante au premier acte, à l’instant où il défie les Rois ses Rivaux.

Déjà la trompette guerrière
M’avertit de quitter ces lieux, &c.

Ce morceau a bien des admirateurs : en effet il est savamment composé. Je vous avouerai cependant que je n’en suis pas absolument satisfait. Il me semble que dans une situation comme celle où se trouve Renaud, son chant devrait être plus ferme, ses accents plus fiers ; en un mot, que l’air devrait être moins long & moins chargé de répétitions. Plus les menaces de Renaud auraient de rapidité & d’énergie, plus l’effet en serait sensible. Je n’ai rien trouvé de tout cela dans l’air qui fait l’objet de ces remarques : il m’a paru lent & faible, sauf les accompagnements dont la vigueur contraste singulièrement avec la faiblesse du chant principal. Ne croyez pas, Monsieur, que je sois l’admirateur de ces cris que certains Musiciens font pousser dans quelques airs qu’ils appellent d’après cela, airs d’expression : non ; personne ne méprise plus que moi ces moyens produits par le charlatanisme, & applaudis par l’ignorance ; mais j’aime qu’un Musicien soit vrai, & que toujours guidé par les circonstances, il prête à ses personnages les accents qu’elles exigent. Ici M. Sacchini y a manqué, & j’en suis fâché.

Les Chœurs sont tous très-beaux & d’une expression que, je me permettrai d’appeler locale, parce qu’ils ne disent jamais que ce qu’ils doivent dire. Leur étendue, toujours subordonnée à l’action, s’arrête ou se prolonge en proportion de ce qu’elle doit être plus lente ou plus rapide. Il faudrait les citer tous, & je ne veux pas nous ennuyer. Je m’arrêterai seulement à celui des Dieux infernaux : Nous sommes enchaînés par d’invisibles fers. C’est dans ce Chœur, Monsieur, que l’illustre Compositeur semble digne des plus grands éloges. Il y est Poëte & Musicien tout-à-la-fois. Les Démons ne peuvent obéir à Armide. M. Sacchini a eu l’art de trouver un motif dans lequel il sait plaire & inspirer de l’effroi, en ne prêtant néanmoins aux Démons enchaînés que des accents relatifs à l’état de contrainte & de soumission où ils sont réduits. La distribution des parties de chant est harmonieuse & savante, & l’opposition bien saisie des dessus& des basses produit un effet vraiment étonnant & sublime.

À proprement parler, Monsieur, il n’y a que deux Duo dans cet Opéra, l’un au second acte, & l’autre à la fin du troisième. Ils sont tous deux chantés par Armide. Le premier est très-remarquable par la vérité étonnante du style. Les questions amoureuses d’Armide à Renaud, les réponses contraintes, mais animées du Héros que la gloire arrête, les déchirements d’âme qu’éprouvent les deux amans, les plaintes de l’une, les résolutions de l’autre, tout cela est exprimé avec autant d’art & de sensibilité qu’on peut en désirer dans une composition musicale. Le second est frais, agréable ; il porte une expression de plaisir très-parfaitement saisie, & bien analogue aux sentiments que doivent éprouver deux amans unis par l’hymen, après avoir essuyé de longues traverses.

Deux mots feront l’éloge des airs de ballets : les Danseurs les ont trouvés très-propres à être bien exécutés & conformes aux principes de la Chorégraphie. J’ai été témoin de cet aveu.

En comparant, Monsieur, la marche du Musicien avec celle du Poëte, M. Sacchini mérite le suffrage des Connaisseurs. L’expression du style est fière, vigoureuse, énergique dans le premier acte ; douce, tendre & de l’intérêt le plus attachant dans le second ; déchirante dans le troisième, & pleine de grâces au dénouement. On ne pouvait mieux saisir, pour son coup d’essai, un ensemble dramatique, dans les conventions de notre Théâtre.

De tout cela il faut conclure que, malgré mes observations critiques, M. Sacchinia fait un Ouvrage vraiment digne de sa réputation, dans laquelle il a su être tout-à-la-fois clair, simple & sublime ; que néanmoins cette composition savante demande à être entendue plusieurs fois pour être appréciées, & que peut-être faut-il avoir ou des connaissances réelles, ou au moins l’oreille & le goût très-exercés, pour se donner le droit d’en dire son avis.

J’ai l’honneur d’être &c.

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Compositeur

Antonio SACCHINI

(1730 - 1786)

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Antonio SACCHINI

/

Jean-Joseph LE BŒUF

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date de publication : 21/09/23